Ce texte est paru dans le numéro 92 de la revue à bâbord !
Le troisième texte de cette série sur les GAFAM porte sur Microsoft, omniprésent dans le monde du travail et dont la stratégie technico-commerciale est féroce.
Microsoft naît en 1975 pour commercialiser un langage de programmation populaire sur les premiers ordinateurs personnels. Ce n’est cependant que quelques années plus tard que l’entreprise prendra véritablement de l’importance en profitant du projet d’IBM, un géant de l’informatique de l’époque, et se lancera dans le marché des ordinateurs personnels avec un nouveau concept. À l’aide d’un coup de pouce des influents parents du futur milliardaire Bill Gates, Microsoft réussira à vendre à IBM une licence permettant d’utiliser le système d’exploitation MS-DOS que Microsoft a acheté à une autre entreprise. Un système d’exploitation étant une composante immatérielle essentielle au fonctionnement d’un ordinateur, Microsoft comprend qu’il peut générer d’importants revenus en se rendant indispensable au fonctionnement de tous les logiciels créés pour les nouveaux ordinateurs personnels d’IBM, et détourne à son avantage la réputation d’IBM bien établie dans le milieu des affaires. Microsoft a la clairvoyance de préférer une entente lui assurant un revenu pour chaque ordinateur vendu avec son système, ce que ses critiques appellent la « taxe Microsoft ».
Cette première accumulation de capitaux permet à Microsoft d’investir dans le développement du système d’exploitation Windows et de la suite bureautique Office. En 1995, l’entreprise lance Windows 95, première version aboutie du projet, et s’assurera à travers diverses ententes commerciales qu’il soit le seul système présent sur les ordinateurs personnels de pratiquement toutes les marques. Le système connait un succès important et ancre définitivement la position dominante de l’entreprise dans ce domaine. La sortie du système coïncide avec la popularisation de l’accès à Internet. Craignant que la toile en vienne à diminuer le rôle de son système d’exploitation dans l’informatique personnelle, Microsoft lance son propre fureteur, Explorer, et tente de l’imposer en le distribuant avec Windows. Cette manœuvre déclenche aux États-Unis une poursuite anti-monopole de grande envergure. La saga judiciaire mène à un jugement ordonnant de scinder l’entreprise en deux pour séparer ses activités liées à Windows de celles liées à ses autres logiciels, mais Microsoft fait immédiatement appel pour en arriver à une entente qui n’aura finalement que peu de conséquences sur ses activités. Cette conclusion pave la voie pour l’apparition des géants du Web en montrant comment il est difficile de contrer un tel monopole1.
En plus de mettre en lumière la mauvaise foi des dirigeants de Microsoft, les audiences liées à la poursuite révèlent aussi un mot d’ordre interne de l’entreprise : « adopter, étendre et anéantir. » Cela résume les trois phases d’une stratégie technico-commerciale utilisée notamment dans le développement du fureteur Explorer de Microsoft : adopter un standard établi dans ses propres produits ; étendre le standard en y ajoutant des extensions ne fonctionnant qu’avec ses produits ; enfin, anéantir commercialement les produits concurrents incapables ou refusant d’utiliser la spécification étendue, adoptée par une majorité d’utilisateur·trices. Des variantes de cette stratégie commerciale sont utilisées à maintes reprises par Microsoft, notamment pour mieux imposer sa suite bureautique Office, emblématique de la mainmise de Microsoft dans le monde du travail.
Des tentacules largement déployés
L’ubiquité de Windows et d’Office dans l’écrasante majorité des bureaux du monde et sur les ordinateurs personnels pourrait laisser penser à tort qu’ils sont la principale source de revenus du géant. Microsoft divise elle-même ses revenus en trois « segments » : produits et services d’affaires, infonuagique intelligente et informatique personnelle. Ces segments génèrent chacun une part approximativement égale des revenus du géant. On prend la mesure de la diversité des sources de revenus de l’entreprise par la variété de ses produits : on y compte le système d’exploitation Windows et la suite bureautique Office (version classique et version en ligne), la console de jeu vidéo Xbox et jeux divers, les serveurs Azure, le moteur de recherche Web Bing et les services de publicité associés, le réseau social professionnel LinkedIn et ses services, les logiciels pour la programmation, etc.
Comme les autres GAFAM, Microsoft doit l’étendue de ses activités à de très nombreuses acquisitions stratégiques. On pense par exemple à Hotmail et Skype ou à l’entreprise finlandaise de téléphonie cellulaire Nokia. Elle a récemment fait l’acquisition du studio de jeu vidéo Blizzard pour la somme de 70 milliards de dollars US, ce qui en fait la 3e plus grande entreprise de jeux vidéo au monde. Elle a aussi mis la main sur le jeu vidéo Minecraft en 2004, devenu le plus populaire de tout le temps. Microsoft vient tout juste d’acquérir Nuance Communications pour près de 20 milliards de dollars US, entreprise dont la spécialité est la reconnaissance vocale et l’intelligence artificielle.
Bien que la publicité ciblée fasse partie des revenus de Microsoft, l’entreprise ne mise pas tant sur celle-ci et sur l’accumulation d’information sur ses usagers que certains autres GAFAM. Elle sait cependant monnayer la popularité de ses produits en faisant payer les gouvernements et autres entreprises de multiples manières. Par exemple, le géant reçoit un montant pour chaque téléphone Android vendu à cause des nombreux brevets qu’il détient, même s’il a commercialisé un produit concurrent.
Mainmise sur les administrations publiques
Les institutions publiques maintiennent le monopole de l’entreprise en renouvelant les contrats de services et de licences logiciels sans que l’on considère adhérer à un produit compétiteur, préférant par exemple payer une « taxe Microsoft » qu’investir dans le développement de logiciels libres. De plus, les choix logiciels gouvernementaux s’imposent souvent indirectement aux citoyennes et citoyens en forçant l’utilisation de logiciels spécifiques pour accéder aux services et aux documents.
Au Québec, la domination de Microsoft s’incarne souvent dans la place quasi inexistante des logiciels libres dans les administrations publiques. En 2009 et 2010, l’organisme FACIL pour l’appropriation collective de l’informatique libre ainsi que la firme Savoir-faire Linux remportaient des victoires juridiques importantes : elles reconnaissent notamment que la Direction générale des acquisitions du Centre de services partagés du Québec et la Régie des rentes du Québec attribuaient illégalement des contrats à Microsoft sans appel d’offres. Le discours gouvernemental évolue à cette époque pour se montrer plus favorable à l’utilisation des logiciels libres comme outils informatiques gouvernementaux. En 2013, l’Assemblée nationale adoptait même à l’unanimité une motion encourageant « le gouvernement à poursuivre ses efforts pour promouvoir l’utilisation du logiciel libre au sein de l’administration publique ». Le passage à l’infonuagique entrepris au Québec depuis quelques années a malgré tout grandement favorisé Microsoft, l’entreprise récoltant 71 % de la valeur de toutes les ententes signées.
La présence de Microsoft dans les administrations publiques n’est pas limitée à la bureautique. L’entreprise est aussi critiquée pour le développement d’outils de surveillance policière dans les villes américaines.
Quoi dénoncer ?
On peut dénoncer Microsoft pour son utilisation de stratégies d’évitement fiscal, pour les horaires de travail difficile de ses programmeurs, pour sa manière de briser à répétition les standards informatiques communs à son avantage, pour sa stratégie de « taxe Microsoft » et pour s’être échappé de nombreuses poursuites pour pratiques anticoncurrentielles.
La domination de Microsoft est le fruit de l’utilisation de stratégies visant à se positionner comme inévitable, autant auprès des utilisateur·trices, d’autres entreprises informatiques, des gouvernements que du monde du travail dans son ensemble. On n’a généralement pas su prendre à temps la mesure de l’effet social des stratagèmes commerciaux de l’entreprise ni su prévoir l’incapacité répétée des États à freiner la création d’un tel géant, de peur de nuire à l’« innovation ».