(GAFAM) – Conclusions

Cet article a été initialement publié dans le numéro 97 de la revue à babôrd !

J’ai proposé précédemment dans cette série d’articles une synthèse de ce qui fait la domination des GAFAMs. Nous pouvons maintenant chercher ce qu’il y a de commun à leurs histoires respectives.

L’objectif initial de cette série était de résumer ce qu’on reproche concrètement à chacune de ces compagnies et de mieux comprendre la nature de leurs activités. Cela m’apparaissait nécessaire après avoir constaté que l’on confond parfois la critique des GAFAMs avec une critique des « médias sociaux », sans tenir compte de la diversité des activités de ces géants.

En guise de conclusion, nous chercherons à déterminer si le phénomène des GAFAMs est dû à une particularité du numérique ou bien s’il est l’effet naturel de la mécanique capitaliste.

Une histoire de tournevis

Considérons l’histoire d’une compagnie fictive produisant un objet simple, utilisé autant dans l’industrie que chez les particuliers : le tournevis.

La compagnie Turnu a récemment pris la première place dans son secteur d’activité. Le fondateur de la compagnie a eu quelques idées nouvelles concernant l’outil, ce qui explique le succès de son produit. À l’aide d’un dispositif de son invention placé au bout du manche, il est pratiquement impossible de rendre une vis inutilisable en faisant de faux tours. Le brevet obtenu assure à Turnu l’utilisation exclusive du dispositif. Les revenus d’un premier succès commercial à l’échelle nationale permettent à Turnu d’investir pour développer une version électrique du tournevis ainsi qu’une gamme de tournevis destinés à un usage industriel.

La commodité du nouveau dispositif est telle qu’il est rapidement adopté comme outil de choix à l’échelle mondiale et par toutes les organisations privées et publiques faisant usage de tournevis. Turnu est maintenant en bourse et ses actionnaires demandent un plan pour accroire leurs dividendes. La compagnie y parvient en adoptant différentes stratégies : la recherche intensive sur le processus de fabrication permet de réduire les coûts de production de 5 %. L’inventivité de l’équipe d’ingénieurs a aussi permis de diminuer les coûts des matières premières tout en développant un tournevis industriel plus léger. Quelques petites compagnies réussissent à créer des dispositifs stabilisateurs concurrents assez originaux pour ne pas enfreindre le brevet de Turnu, mais les capitaux mondiaux de Turnu lui permettent d’acheter ces brevets, voire les compagnies qui les détiennent avant que leur compétition ne devienne un problème.

Malgré le fait que Turnu est maintenant la plus profitable de tout son secteur industriel, la pression des investisseurs pousse Turnu encore plus loin dans la quête de profit. Après avoir embauché une firme d’avocats spécialisés dans l’action antisyndicale et sous-traité le gros de sa production à une usine dans un pays où les normes du travail sont très faibles, elle se tourne vers l’évitement fiscal. Tous ses profits internationaux seront dorénavant enregistrés dans une banque d’une île État du Pacifique, ce qui lui permet de payer moins de 4 % d’impôt sur ses revenus. Elle trouve aussi une nouvelle source de minerais pour fabriquer les composantes les plus délicates de son dispositif. Comme les travailleurs et travailleuses de cette mine sont principalement des enfants et qu’elle est située est dans un pays autoritaire avec un niveau de corruption élevé, Turnu peut réduire les coûts de production de chaque tournevis et ainsi augmenter ses profits.

La compagnie lance peu après une nouvelle vis, type U, totalement incompatible avec les tournevis produits par d’autres compagnies, mais pouvant réduire de 20 % le temps requis pour visser si on utilise les tournevis Turnu. La justice interviendra et Turnu se retrouvera devant les tribunaux pour avoir utilisé sa position dominante pour imposer sa vis type U. Après un procès de cinq ans, elle s’en tirera avec une entente hors cour avec le gouvernement qui la forcera à autoriser la production de vis type U par d’autres compagnies. Les producteurs voulant produire des vis de type U passent des ententes avec Turnu et bientôt les vis étoiles, carrées et plates ont pratiquement disparues des quincailleries.

Toujours plus gourmande, la compagnie utilisera les services de firmes de lobbyistes locaux, ayant à leur service des anciens élus de chacun des pays où elle est présente. Elle réussit à convaincre les gouvernements que la création d’emplois locaux dus à l’ouverture d’usines de fabrication de vis de type U méritait une généreuse subvention. Ces efforts d’influence viseront notamment à faire adopter des normes rendant obligatoire l’utilisation de la vis type U dans l’industrie et pour les travaux publics, prétextant que le gain de productivité dans les opérations de vissage réduirait les dépenses des fonds publics. Du même coup, elle tentera aussi d’influencer les programmes d’enseignement pour que l’utilisation du tournevis Turnu devienne la norme pour mieux préparer au nouveau marché du travail où le tournevis Turnu domine.

À quel moment de cette histoire avez-vous commencé à avoir envie de manifester contre Turnu ? Toutes les tactiques commerciales utilisées par la compagnie fictive l’ont réellement été par au moins un des GAFAMs. Cet exemple fictif montre cependant que ces agissements détestables ne sont pas des caractéristiques exclusives au secteur technologique.

Une nouvelle incarnation du capitalisme

Si, dans les grandes lignes, les stratégies ayant permis aux GAFAMs de devenir des géants ont déjà été utilisées par d’autres grandes compagnies, on peut se demander quelles particularités du numérique pourraient expliquer qu’ils aient pu supplanter ainsi les autres secteurs économiques. Plusieurs analyses ont déjà été proposées ; on en présente ici trois. Elles proposent différentes mises à jour de la critique marxiste du capitalisme pour tenir compte des effets propres de l’informatisation sur la production, le travail, la consommation, etc.

Selon le spécialiste de l’économie numérique Nick Srnicek, nous sommes témoins de l’émergence du « capitalisme de plateformes », c’est-à-dire une forme de capitalisme où les interactions entre fournisseurs et consommateurs de services passent par des « infrastructures numériques ». On pense immédiatement aux plateformes comme Uber, qui servent à mettre en contact des travailleurs et travailleuses avec leurs clients. Il y a cependant d’autres types de plateformes, moins connues du grand public : les plateformes publicitaires (Facebook et Google) qui vendent des informations pour mieux cibler la publicité, les plateformes industrielles, utilisées pour optimiser la production ou la distribution industrielle, et même les « plateformes de plateformes », souvent appelées « infonuagique », servant à simplifier la création de nouvelles plateformes. À travers le monde, les institutions gouvernementales utilisent de plus en plus les « plateformes de plateforme » d’Amazon, de Microsoft et de Google.

D’autres considèrent plutôt que nous sommes entré·es dans l’ère du « capitalisme algorithmique ». Selon cette perspective, le capitalisme repose de plus en plus sur l’exploitation d’une nouvelle ressource : les « données ». Les plus grandes compagnies accumulent ainsi d’énormes quantités d’informations sur les utilisateurs et sur les comportements collectifs. À l’aide d’algorithmes variés, ce « capital » permet l’amélioration du profilage publicitaire ou encore l’automatisation et l’optimisation de diverses tâches, comme la prise de décision ou l’organisation de services publics.

Une troisième analyse est une actualisation du concept d’« économie de l’attention », introduit en 1969 par Herbert A. Simon. Déjà à cette époque, certains économistes considéraient que la production industrielle était partiellement remplacée dans le cycle économique par la connaissance et l’information. Pour Simon, « l’attention » nécessaire pour la production de ces deux nouvelles ressources était une donnée économique et pouvait être analysée selon la logique de l’offre et de la demande. Le concept a été repris et adapté à la critique de la réalité récente, notamment en considérant l’attention comme une forme de travail.

Le choc avec l’immatériel

On ne doit pas oublier certaines caractéristiques propres au monde informatique. Bien que les ordinateurs aient une existence matérielle, les logiciels et l’information qu’ils manipulent sont immatériels. Contrairement à un outil ou à un livre, un logiciel ou un fichier de données peut être dupliqué et distribué à l’infini à un coût pratiquement nul. Les mécanismes tels que les droits d’auteur et les brevets, élaborés bien avant cette possibilité, ont été exploités par l’industrie informatique pour imposer sa conception de l’utilisation et du développement des logiciels. Une conception guidée par les perspectives de croissance de leurs revenus et non par le bien commun.

L’organisation complexe des interactions numériques fait aussi oublier l’existence de conventions techniques qui font en sorte que les outils informatiques peuvent interagir entre eux de manière fluide. Ces « standards » sont adoptés par différents mécanismes sur lesquels le public a peu d’influence. Un jeu de pouvoir important s’exerce en coulisses pour que ces conventions techniques soient à l’avantage d’une compagnie ou d’une autre. La popularité d’un produit est un atout important dans ce jeu de pouvoir. Cette notoriété est elle aussi une forme de capital pour des géants du numérique. La valeur d’un outil informatique semble souvent être liée davantage au nombre de personnes qui l’utilisent qu’à son efficacité réelle pour accomplir une tâche.

Et si c’était une affaire de capital… financier

Ces nouvelles conceptions de capital algorithmique, d’attention ou de notoriété sont utiles à l’analyse, mais il ne faut pas négliger le classique capital financier. La genèse des géants s’explique aussi par leur rôle d’investisseurs. La Silicon Valley est devenue une sorte de Wall Street de la côte ouest, un paradis de la finance dont les bulles spéculatives affectent toute l’économie, avec ses propres mythes justifiant leur importance. Comme décrit par Wendy Liu dans Abolish Silicon Valley, on y trouve une culture nocive poussant le secteur à se développer à l’aide d’investissements dans des « startups » ou dans des projets aux promesses mirobolantes. L’autrice rappelle que les investissements visant à développer ou exploiter de nouvelles idées sont guidés par des objectifs financiers et non par des objectifs sociaux.

Un mythe répandu dans le milieu informatique est que toute idée menant à s’enrichir doit nécessairement être bonne pour la société. Une variante de ce mythe est qu’une idée informatique rentable libère les travailleuses et travailleurs du travail répétitif tout en augmentant la productivité. Le plus souvent, ces innovations sont conçues avant tout pour augmenter les profits des compagnies qui les utilisent. En réalité, elles n’apportent rien de bon pour leurs employé·es qui, au mieux, voient se détériorer leurs conditions de travail ou, au pire, doivent se trouver un nouveau travail.

Les GAFAMs ne sont que les cinq compagnies ayant la plus grande capitalisation boursière, c’est-à-dire les cinq compagnies pour lesquelles les investisseurs sont prêts à débourser le plus en bourse. Cette définition montre que ce statut est le reflet d’une perception généralisée de leur potentiel de croissance. L’expression « GAFAM » est donc un raccourci provenant du monde de la finance pour mieux désigner sur quelle compagnie il serait avantageux de parier. Elle est déjà désuète : en plus des changements de noms de certaines de ces compagnies, une grande dégringolade boursière dans la dernière année a changé la donne. Alors que Meta/Facebook passait au 8e rang, la compagnie pétrolière Saudi Aramco, quant à elle, s’élevait au 3e rang mondial.

L’adoption de l’expression « GAFAM » pour la critique des géants du numérique, par exemple dans plusieurs titres d’ouvrages récents et même dans le titre de cette série de textes, est sans doute une erreur qui peut avoir semé une certaine confusion. Elle peut détourner l’attention des autres compagnies en tête du capitalisme mondial dans une diversité de secteurs économiques. Bien qu’au moment d’écrire ces lignes, les GAFAMs occupent à eux seuls environ le quart de la capitalisation boursière totale des 100 plus importantes compagnies, les noms de ces autres géants font aussi partie du quotidien de milliards de personnes : Visa, Mastercard, Coca-Cola, McDonalds, Nestlé, Starbucks, Johnson & Johnson, Pfizer, Novartis, Astra Zeneca, Walmart, Home Depot, Cosco, United Parcel Services, L’Oréal, Dior, Shell, Nike, Boeing, Toyota, Tesla, Adobe, Samsung, Verizon, Total, Netflix, la Banque Royale du Canada, Phillip Morris, Walt Disney, etc.

L’inventivité et la créativité technologique et logistique ont un impact immense sur la vie de tous·tes et cela n’est pas exclusif au numérique. Doivent-elles fatalement être au service du capitalisme ? Peut-on imaginer un développement technologique guidé par le bien commun et sans dépendre d’intérêts capitalistes ? C’est un champ d’action qui mériterait d’être davantage investi par la gauche. 

Mépriser le savoir par mesure d’économie

Lettre que j'ai co-signée avec trois collègues du Cégep de Saint-Laurent et qui a été envoyée au Ministre avec des centaines de signatures récoltées en quelques jours.

Voir la liste complètes des signatures -- ou ajouter la vôtre !

Monsieur Duchesne,
Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie,

Quand votre collègue Stéphane Bédard, président du Conseil du trésor, envisage de réévaluer à la baisse la tâche des professeurs de cégep, et ce, en deçà de celle des professeurs du primaire et du secondaire, qu’il projette également de nous refuser la reconnaissance de la maîtrise et du doctorat, dénotant ainsi une méconnaissance étonnante, et inquiétante, de l’enseignement supérieur, nous nous attendons à ce que vous montiez au créneau pour défendre cet enseignement dont vous avez la responsabilité.

Certes, nous n’avons pas charge d’âmes de mineurs (encore que... les étudiants de première session ont souvent 17 ans), mais nous avons l’immense responsabilité de préparer de jeunes hommes et femmes aux études universitaires et, dans le cas des programmes techniques, à l’entrée dans la vie professionnelle, mais également à la vie citoyenne. Notre travail consiste à transmettre un héritage culturel, scientifique, intellectuel, critique et technique dont le niveau et la complexité supposent l'appropriation, de notre part, d'un bagage disciplinaire solide sur lequel s'arriment nos compétences pédagogiques. Par conséquent, la préparation de cours du niveau collégial se distingue assez fondamentalement de celle des cours du primaire ou du secondaire, fortement balisés par des devis et des manuels. Nous bâtissons nos cours au fil des ans; chacun d'eux est fondé sur des heures, des semaines, des mois et des années de recherche, ce à quoi nous servent directement nos habiletés de chercheurs développées au cours de nos études de deuxième et troisième cycles ou par un long travail d'approfondissement et d'adaptation des connaissances disciplinaires spécialisées déjà exigées pour l'entrée dans notre profession. Ce n’est pas pour rien que 40 % des professeurs de cégep sont munis d’un diplôme de maîtrise ou de doctorat. Or, si l’on en croit les intentions de votre collègue du Conseil du Trésor, non seulement nous mériterions une baisse de salaire, mais nous ne serions plus à même de faire reconnaître ces diplômes.

Par ailleurs, la collégialité au cœur du fonctionnement en départements, un principe fondamental de l'éducation supérieure que semble méconnaître le Conseil du trésor, nous pousse tous à participer à un processus de réflexion autour de nos connaissances disciplinaires. Nous participons à de multiples comités, élaborons des plans-cadres à partir des devis de votre ministère (pensez donc au travail de réflexion que va représenter la refonte des cours dans le cadre du nouveau programme Arts, lettres et communication...), consacrons de nombreuses heures hors des cours à rencontrer nos étudiants, mettons sur pied des Centres d’aide pour les élèves en déficit de connaissances en français, en philosophie, en mathématiques, etc. Et nous trouvons encore le moyen de participer activement à la recherche et à la diffusion du savoir dans nos domaines respectifs, en rédigeant des articles, en participant à des colloques, à des groupes de recherche et à des projets créatifs et techniques, en collaboration avec nos collègues universitaires, qui reconnaissent, eux, nos compétences de chercheurs. Cette activité qui nous stimule enrichit nos cours. Les premiers bénéficiaires en sont nos étudiants.

Vous pourriez signaler à votre collègue qu’on ne parviendra jamais à convaincre les étudiants de persévérer dans leurs études si le savoir, au Québec, appauvrit. On ne cesse de nous marteler que les étudiants devraient payer leurs études universitaires parce que, plus tard, ils en tireront un meilleur salaire. Or, non seulement ce raisonnement est-il fallacieux, mais ce réajustement à la baisse de l’échelle salariale des professeurs de cégep et le retrait de la possibilité de faire valoir nos diplômes prouvent exactement le contraire. Non seulement nous ne devrions pas voir notre tâche réévaluée à la baisse, mais nous devrions la voir mieux évaluée qu’elle ne l’est aujourd’hui.

D’une main, on nous prêche « l’économie du savoir » et de l’autre, on méprise ce savoir par mesure d’économie. Faudrait savoir...

Nous avons la conviction que ces enjeux, qui concernent directement votre mandat et l’avenir de l’éducation au Québec, ne peuvent vous laisser indifférent et nous nous attendons à vous entendre.

Brigitte Faivre-Duboz, professeure de littérature, cégep de Saint-Laurent

Co-signataires
Frédérique Bernier, professeure de littérature, cégep de Saint-Laurent
Yannick Delbecque, professeur de mathématiques, cégep de Saint-Laurent
Anne-Marie Voisard, professeure de psychologie, cégep de Saint-Laurent