Syndicalisme et informatique libre -- Une rencontre possible? , publié dans le numéro 63 de la revue À bâbord! et repris sur le site de Ricochet.
On le sait, le syndicalisme vise à défendre les intérêts des travailleurs et des travailleuses et à transformer la société par l’action collective de ceux-ci et celles-ci. Les luttes syndicales ont mené à plusieurs progrès sociaux majeurs comme la fin du travail des enfants, la diminution des heures de travail et l’instauration d’un salaire minimum.
Moins connu, le mouvement pour l’informatique libre vise quant à lui à établir une culture de l’appropriation collective des nouvelles possibilités créées par l’informatique par le partage de l’information technique et par la lutte contre toutes les formes de limitations légales à ce partage. Pour promouvoir cette culture, les « libristes » défendent aussi la liberté d’expression sur Internet, combattent les brevets logiciels, militent pour le libre accès aux publications scientifiques et prennent maintes autres positions connexes.
Lors de la dernière Semaine québécoise de l’informatique libre (du 19 au 27 septembre 2015), l’organisme FACIL, pour l’appropriation collective de l’informatique libre, a tenu une rencontre sur le thème très rarement abordé « Syndicalisme et informatique libre » afin de faire le portrait des liens entre ces deux univers. Ce texte se veut un bilan de cet événement.
On doit malheureusement faire le constat que ces deux mouvements n’ont trouvé pratiquement aucun point de rencontre, même s’ils pourraient être nombreux. Cette situation est déplorable, le mouvement écologiste a pourtant réussi à gagner un certain niveau d’appui syndical. Rien de tel pour l’informatique libre : au Québec, les rares mentions des logiciels libres dans le discours officiel des organisations syndicales portent presque exclusivement sur la question de l’octroi des contrats informatiques gouvernementaux qui, tel que reconnu par la Cour supérieure, exclut sans motif valable les logiciels libres pour favoriser les grands monopoles informatiques.
On doit aussi faire un constat similaire pour les associations faisant la promotion de l’informatique libre : elles n’ont généralement aucune position au sujet de l’informatique au travail ou du syndicalisme chez les programmeurs et programmeuses.
Un secteur de travail à investir
Le taux de syndicalisation de 7,2 % en 2014 dans le secteur des services professionnels, scientifiques et techniques (dont le secteur informatique fait partie) est pourtant le plus bas de tous les secteurs au Québec.
Cela n’empêche pas les salaires dans le secteur technologique d’être en hausse depuis des années par ailleurs. De plus, les compagnies états-uniennes les mieux appréciées par leurs employé·e·s seraient les géants de l’informatique comme Google, et ce, malgré l’absence de syndicats dans ces firmes. Nombreux sont ceux et celles dans le secteur technologique qui considèrent les syndicats trop conservateurs au sujet des nouvelles technologies : on les soupçonne de préférer le statu quo pour éviter de perturber les conditions de travail de leurs membres.
La quasi-absence du discours syndical dans le secteur scientifique et technique laisse le champ libre aux idées de la droite, souvent libertariennes ou néolibérales, selon lesquelles le développement technologique sérieux doit être privé et le fruit de la créativité individuelle, les positions syndicales étant contraires à l’« innovation ». Ce vide contribue à faire en sorte que les projets d’envergure qui étaient conçus à une autre époque comme un effort collectif financé en partie par l’État, comme Internet, sont maintenant dirigés par des corporations qui n’ont pas nécessairement l’intérêt public comme objectif premier. Enfin, les conditions de travail des informaticien·ne·s ne sont pas toujours aussi intéressantes que celles qui sont dépeintes dans la Silicon Valley : beaucoup de précarité, des heures supplémentaires très fréquentes, etc. Cela mériterait un examen approfondi.
L’informatique comme organisation du travail
Dans son livre Code and Other Laws of Cyberspace, le juriste Lawrence Lessig, connu pour avoir lancé le mouvement Creative Commons, soutient que les logiciels servent maintenant à réguler les comportements, de la même manière que les lois peuvent le faire. Par exemple, nos interactions via des réseaux sociaux se font dans le cadre prévu par les firmes qui les créent. Ou encore : lois et règlements sont interprétés sous forme de formulaires électroniques qui ne prévoient pas nécessairement certaines possibilités ou comportent des erreurs. Dans plusieurs cas, le gouvernement délègue même une partie de son pouvoir législatif à des corporations en les laissant choisir elles-mêmes les conditions d’utilisation de leurs produits par des mesures technologiques que des lois et traités empêchent de contourner.
Ce phénomène est également présent dans l’univers syndical, car une part importante des conditions de travail sont maintenant régulées informatiquement : les dossiers des travailleurs·euses, la comptabilité des paies et des congés, les communications internes et plusieurs tâches sont effectués en utilisant des outils informatiques. Parfois, la nature même du travail effectué est déterminée par les logiciels utilisés.
En outre, un peu comme les États, les employeurs·euses disposent maintenant d’outils pour surveiller de manière étroite les activités de leurs employé·e·s, même hors des heures de travail. Un jugement récent de la Cour suprême du Canada reconnaît que les employé·e·s ont droit à un certain niveau de respect de leur vie privée lorsqu’ils et elles utilisent l’adresse courriel fournie par leur employeur·euse. Malgré cela, certaines organisations syndicales évitent d’utiliser les boîtes courriel fournies par les employeurs·euses pour communiquer des informations délicates à leurs membres.
Le travail syndical lui-même peut être affecté par des choix informatiques : des considérations informatiques peuvent empêcher d’envisager certaines possibilités : « bonne idée, mais le système de paie ne peut pas faire cela » ! Il arrive même parfois que l’on fournisse des documents dans des formats choisis pour empêcher les syndicats d’en utiliser facilement les données.
Autonomie professionnelle
Dans certains secteurs comme l’enseignement, l’autonomie professionnelle et la liberté académique sont fondamentales. Cependant, il n’y a probablement aucune convention collective qui comporte des clauses donnant des garanties d’autonomie spécifiques à l’informatique. L’effet régulateur décrit précédemment peut pourtant venir limiter la liberté académique. Une plateforme pédagogique imposée par la direction force les enseignant·e·s à s’adapter au logiciel.
De plus, les choix informatiques des professeur·e·s d’université et de cégep, parfois même dans des domaines en lien avec l’informatique, peuvent être limités par la vision uniformisante qu’imposent souvent les directions technologiques, limitant ainsi les possibilités d’exploration pédagogique, de veille technologique, voire d’utilisation de logiciels spécialisés usuels dans leur discipline. Les projets hors norme doivent soit être autorisés par les directions, soit être réalisés de manière autonome sans soutien institutionnel. Ainsi, certain·e·s décident d’utiliser leur propre ordinateur ou serveur, libre de ces contraintes managériales. Comme un tel degré d’autonomie n’est pas à la portée de tou·te·s, la réponse des libristes est de proposer des ateliers et d’autres activités visant l’appropriation des outils informatiques, ce qui constitue une alternative émancipatrice.
Le « front informatique »
Les organisations syndicales ont des positions variées pour défendre des droits fondamentaux comme la liberté d’expression, l’accès à l’éducation, le respect de la vie privée, le processus démocratique, etc. En toute cohérence avec ces positions, ces mêmes organisations devraient s’intéresser à leurs conséquences en informatique et commencer à lutter avec les libristes sur le « front informatique ».
Si les organisations syndicales demandent plus de transparence des gouvernements et considèrent que ce qui est produit par l’État devrait être un bien public, pourquoi ne pas se joindre aux libristes qui réclament que les données informatiques et les logiciels de l’État soient librement accessibles et utilisables ? Ce mouvement a déjà fait des gains importants, plusieurs gouvernements ayant commencé à mettre en place des systèmes pour donner accès à des données colligées par les organismes gouvernementaux.
Pour défendre la liberté d’expression, qui n’est effective que si on donne à tous et toutes des moyens concrets de diffuser leurs idées de manière libre et indépendante, les libristes considèrent généralement qu’il faut garantir à tou·te·s la possibilité de l’exercer sur Internet sans permettre à des intérêts privés de décider des modalités de cet exercice. Plusieurs considèrent les logiciels libres comme la meilleure garantie contre l’établissement d’un trop grand contrôle sur les communications par de puissants oligopoles dans les télécommunications et sur le Web.
Le mouvement syndical défend l’accès universel à l’éducation, il est donc paradoxal de constater que peu, voire aucun syndicat québécois ne s’inquiète sérieusement, comme le font par exemple les libristes en France, de l’influence des grandes corporations informatiques en éducation, ni ne propose le logiciel libre comme frein à cette influence, ni ne revendique le libre accès aux publications scientifiques et aux manuels scolaires, comme certains syndicats canadiens.
Par ailleurs, une part importante du monde du libre conçoit l’aspect communautaire des logiciels libres comme une forme d’occasion d’affaires plus éthique. Bien que des entreprises libristes soient préférables aux grands monopoles informatiques, le biais entrepreneurial de ces libristes, qui disposent de moyens importants pour diffuser leurs idées, étouffe une conception plus progressiste de l’informatique libre qui comporterait une réflexion plus développée de l’action collective et de l’impact social du libre.
Vers une rencontre ?
Un point de contact entre le monde de l’informatique libre et le monde syndical pourrait être bénéfique aux deux mouvements. D’une part, les préoccupations des libristes sont souvent incomprises du grand public. Les organisations syndicales aideraient donc à faire connaître ces idées et à leur donner plus d’influence politique. D’autre part, les syndicats n’ont pas vraiment d’expérience concernant les luttes informatiques, alors qu’on milite pour l’informatique libre depuis plus de 30 ans. Les libristes pourraient collaborer avec les syndicats pour les aider à développer une vision globale. Enfin, l’intervention des syndicats aiderait à contrer les conceptions de la droite au sujet du développement technologique, qui est un des principaux moteurs de l’économie capitaliste.
À court terme, quelle forme pourrait prendre cette rencontre ? Les premiers pas, modestes, pourraient être franchis par la mise en place des politiques syndicales d’acquisition de logiciels « éthiques » similaires à ce qu’on demande aux gouvernements. Par l’élaboration d’une position commune sur l’informatique et le travail. Par des études conjointes portant sur les idées présentées précédemment, comme la syndicalisation, l’autonomie professionnelle, l’informatique en éducation ou encore les organisations alternatives du travail favorisant la collaboration développée dans le monde du libre ou encore sur les possibilités d’émancipation du libre. Les pistes sont nombreuses.