Culture hacker, hacks et création, création politique et politique de la culture

Version augmenté de l'article publié dans le numéro 15 des nouveaux cahiers du socialisme.

La numérisation graduelle de l’information de toute nature, la globalisation des canaux d’échanges d’information numérique et l’accès grandissant aux outils informatiques pour traiter et produire cette information ont eu un impact indéniable sur l’ensemble des activités humaines. Les processus et les échanges créatifs ont aussi été influencés par ces changements technologiques.

L’accès aux premiers ordinateurs a donné naissance à une culture, dite « hacker », centrée sur l’exploration créative de leurs possibilités. Cette culture est celle des hackers et des autres bidouilleurs informatique de tout acabit. La curiosité et l’inventivité des hackers a contribué de manière importante au développement de l’informatique et d’Internet. Tout en valorisant l’accomplissement de créatives prouesses techniques (« hacks »), les hackers sont mû par la croyance que l’accès général aux ordinateurs, à un réseau global et à de nouveaux modes d’interaction humain-machine puissent transformer radicalement toutes les sphères de l’activité humaine. Cet optimisme se buttant à des limites juridiques faisant obstacle aux développements des possibilités positives de l’informatisation, les hackers ont, au fil des années, articulé différentes conceptions des conditions politiques permettant de perpétuer sans entraves l’exercice de la curiosité et de la créativité au cœur de leur culture et de promouvoir ce qu’ils conçoivent comme les possibles impacts sociaux positifs de l’informatisation. Cela s’est cristallisé dans une défense farouche du libre partage de l’information et d’une certaine forme d’anti-autoritarisme exprimé à travers la coopération volontaire et l’adoption de modes alternatifs d’organisation du travail.

En adoptant les nouveaux outils informatiques, plusieurs artistes ont été influencés par cette culture et l’ont intégrée de différentes manières dans leurs œuvres ou directement dans leur processus créatif, allant de la simple illustration de cette fascination pour l’informatique à une participation active au monde hacker par l’exploration créative des nouvelles possibilités techniques et le partage de leurs inventions. Cette adhésion a permis de donner une dimension politique à l’art numérique.
La culture hacker
Les hackers informatiques sont les héritiers des radios amateurs et des phreakers, les premiers étant ces bidouilleurs de l’électronique, pionniers du développement de la radio pendant une partie importante du 20e siècle, les seconds ayant exploité le fonctionnement du système téléphonique pour accomplir des prouesses techniques diverses. Comme leurs prédécesseurs, les hackers ont une soif de connaissance et de prouesses techniques assez grande pour conduire à ignorer ou contourner les règles qui feraient entrave à leur quête.
Les hackers respectent, implicitement ou explicitement, un certain nombre de principes. Les idées importantes transpirant des différentes listes de « principes hackers » 1 peuvent se résumer en trois facettes : la valorisation de la prouesse et de la créativité technique, la croyance que l’exploration des possibilités techniques générées par l’informatisation entraîne des changements positifs concrets dans nos vies, et enfin l’adhésion à une vision proche de l’humanisme du partage de l’information et de la liberté.
Impacts immédiats de l’informatisation

L’impact concret de l’informatisation découle simultanément de la mise en place d’un réseau global de communication, de la capacité accrue de traitement des données et de l’invention de nouvelles interfaces humain-machine. Chacune de ces facettes aura son influence sur le développement de la création numérique en général.
Les créateurs de divers horizons, souvent ingénieurs et scientifiques, ont commencé à utiliser les ordinateurs à des fins artistiques au début des années 1960. Ces premières œuvres sont souvent des hacks : elles reposent sur des utilisations détournées de ces premiers ordinateurs. Par exemple, les premiers écrans ont été utilisés pour afficher, au lieu de l’information prévue, des images dessinées par les premiers opérateurs. On a aussi construit des dispositifs complémentaires aux ordinateurs, comme des mécanismes produisant des dessins à partir de résultats de calculs. Dans certains cas, comme dans la musique de Iannis Xénakis, cette exploration initiale des possibilités artistiques de l’informatique exploitaient la nouvelle capacité de calcul qui permettait la création d’œuvres qui eurent été impossibles à réaliser sans l’aide d’ordinateurs.

Hackers et créateurs s’intéresseront aux interfaces d’utilisation des ordinateurs. De la programmation par cartes perforées aux derniers ajouts à l’interface graphique de nos téléphones intelligents en passant par la construction de drones, l’impression 3D et les dispositifs de réalité virtuelle, la manière de contrôler nos ordinateurs et d’en retirer de l’information a fait l’objet d’études nombreuses et se trouve souvent à la frontière de l’informatique, du design industriel et de la recherche artistique. Maints artistes et compositeurs ont exploité des interfaces existantes ou même créé de nouvelles interfaces. Ces expériences ont alimenté l’industrie : écrans tactiles, création de mondes virtuels, projections de toutes sortes, senseurs, nouveaux types d’interfaces musicales, etc. Ces nouvelles interfaces sont souvent présentées comme des « révolutions » pleines de promesses d’efficacité et de nouvelles expériences. Certains mettent en parallèle l’exploration des possibilités de ces interfaces avec l’usage d’hallucinogènes : l’interface, couplée à la capacité de traitement d’un ordinateur et à une connexion en réseau permet de vivre une expérience surréelle, pouvant par exemple prendre la forme d’un sentiment d’immersion totale ou d’une impression de fusion entre l’humain et la machine 2.
Le réseau global
La création d’Arpanet en 1969, le réseau qui évoluera technologiquement pour finalement devenir Internet tel que nous le connaissons maintenant, aura un effet déterminant sur l’univers des hackers. Initialement, le « net » ne sera accessible qu’à une poignée de personnes issues des mondes académique et militaire, mais il permettra rapidement aux clubs de hackers des différentes universités de communiquer entre eux, ce qui contribuera à créer une culture hacker plus globale. Des premiers lieux virtuels de collaboration et d’échange d’information seront ainsi développés, en particulier avec l’arrivée du courriel et des premières listes de diffusion en 1972 et des serveurs de fichiers FTP en 1971.
En 1971, alors qu’Arpanet interconnecte seulement 15 ordinateurs, Michael Hart lancera le Projet Gutenberg, un projet visant la numérisation et la diffusion de textes du domaine public. Ce projet sera le précurseur de toutes les bibliothèques électroniques 3. Toujours actif, il est également le premier le projet collaboratif à avoir utilisé Internet pour donner accès à une banque d’œuvres numérisées instituée collaborativement. Michael Hart a anticipé plusieurs préoccupations encore pertinentes aujourd’hui, comme la préservation des œuvres du domaine public et la question de l’impact de la capacité de duplication à l’infini des œuvres numérisées. sur l’accès à la culture.
L’arrivée des ordinateurs personnels dans les années 1970 mènera les hackers utilisateurs de ces nouveaux outils à créer leurs propres moyens d’échange. Bien que le réseau Internet se soit considérablement étendu au cours de sa première décennie d’existence, il était encore pratiquement inaccessible hors des sphères militaire, académique et corporative. Certains hackers, utilisateurs d’ordinateurs personnels, inventèrent leur propre réseau via les nombreux Bulletin Board Systems (BBS) (serveurs de messagerie et de fichiers) en utilisant les lignes téléphoniques comme moyen d’interconnexion, parfois en combinaison avec un accès limité à Internet. Les BBS ont été des plateformes importantes d’échange de logiciels « libérés » de leurs restrictions de partage et d’exécution. Une autre invention technique importante, Usenet, a été mise en place en 1979. Usenet est un forum mondial décentralisé de discussion et de partage organisé par groupes d’intérêt, précurseur des forums et de certains aspects des médias sociaux actuels. Initialement, Usenet était indépendant d’Internet comme les BBS ; il est toujours actif aujourd’hui.
Plusieurs des groupes de Usenet sont dédiés à la création numérique, à l’entraide technique, ainsi qu’au partage illégal de fichiers. La mise en place et la longévité de Usenet illustre une caractéristique importante du fonctionnement des groupes de hackers et des créateurs qu’ils influencent : face à des limitations techniques, ils n’hésitent pas à créer de nouveaux outils informatiques pour mettre en place différentes formes de collaboration et d’échange. Ces modes de collaboration deviennent souvent ce qui maintient une culture spécifique à un groupe et partagent certaines caractéristiques générales découlant de la culture hacker : la collaboration se veut volontaire, décentralisée et non-hiérarchique.
Dans ces zones virtuelles d’échanges comme Usenet et ses successeurs, la liberté d’expression est souvent une valeur commune centrale. Un exemple récent et politiquement significatif est le forum 4chan, où ont été créé de multiples « mêmes » faisant maintenant parti du vocabulaire graphique collectif et où les intervenants entretiennent une culture exacerbée du troll dans un esprit de liberté d’expression totale. Ce forum est aussi le lieu de naissance du mouvement Anonymous, lancé par des participants de 4chan qui ont commencé à participer à des actions « dans le monde réel » 4.
Cracks et scène démo
La scène démo est une conséquence artistique de l’arrivée des ordinateurs personnels à la fin des années 1970, combinée à la mise en place de réseaux permettant l’échange de fichiers 5. Les crackers, hackers spécialistes en mécanismes de sécurité opérants seuls ou en groupes sous divers pseudonymes, distribuent des versions des logiciels sans les protections contre la copie qui en empêchaient techniquement le partage. Une tradition s’est rapidement mise en place : signer les prouesses techniques en ajoutant un logo, une image ou même une animation aux logiciels distribués. Une compétition s’est progressivement installée, les animations étant de plus en plus évaluées à l’aide de critères techniques et esthétiques, chacun tentant d’utiliser au maximum le potentiel des composantes de ces premiers ordinateurs personnels aux performances très limitées. Ces intro et démo servaient aussi de moyen de propager un message de résistance : le partage de logiciels étant conçu comme légitime, ils annoncent que les tentatives répétées de limiter le partage de logiciels à l’aide de moyens techniques variés seront toujours combattues. Alors que l’accès public aux ordinateurs personnels grandissait, et donc alors que la demande de logiciels divers pour utiliser ces ordinateurs était elle-même croissante, la répétition de ces messages allait constituer durablement une critique pragmatique, même si parfois peu articulée, du mode de production et de distribution des programmes informatiques. Le geste même de contourner les dispositifs visant à limiter le partage de fichiers est à mettre en parallèle avec le sabotage industriel. Les intro et démos imitent les logos et l’image corporative en général en dotant les crackers de leurs propres identités sonores et visuelles. Fait notable : les groupes de crackers changeront régulièrement leur identité visuelle, sans doute par jeu créatif mais aussi en opposition à la permanence des marques dont ils combattent les pratiques.
À long terme, la production de démos devint progressivement indépendante de la scène du partage illégal de fichiers, se centrant sur la recherche esthétique et les prouesses techniques. Une part de l’influence du mouvement restera plus politique. En musique, par exemple, une association entre hackers et le mouvement punk dans les années 1980, parce que ces deux mouvements ont en commun une attitude do-it-yourself. Le résultat sera le 8 bits, genre musical où la musique est générée à l’aide de différentes consoles de jeux portatifs ou de vieux ordinateurs détournés ou hackés – souvent illégalement – pour éviter l’usage de logiciels coûteux de production musicale.
Ces musiciens-hackers seront aussi stimulés par le défi technique que représente l’utilisation musicale du potentiel sonore limité des consoles de jeux ou de puces de sons des premiers ordinateurs personnels. Les sonorités 8-bits ont été graduellement intégrées dans plusieurs genres de musique populaire, où elles évoquent toujours un peu les idées d’appropriation et de transgression associé à la culture des hackers et des crackers, de l’univers des jeux vidéo et de la scène démo.
Le cyberpunk
Durant années 1980, l’opposition entre crackers et corporations deviendra le thème central d’un sous-genre de science-fiction : le cyberpunk. Le roman Neuromancer de Wiliam Gibson6, livre phare du genre, présente les cyberpunks, jeunes hackers experts navigant dans le cyberespace, conçu comme une forme hybride de réseau global et de réalité virtuelle. Ces cyberpunks opèrent de manière furtive et décentralisée et sont en lutte contre des organisations contrôlant la circulation de l’information. Cette vision de l’impact futur de l’informatique diffère de l’optimisme initial inhérent à la culture hacker, mettant de l’avant une possible appropriation néfaste des nouvelles technologies par les gouvernements et les corporations. Cette représentation présente la nouvelle génération de jeunes hackers ayant grandi avec l’accès aux ordinateurs personnels, Usenet et les BBS comme des résistants naturels rompus à la lutte.
Le cyberpunk influencera les premiers collectifs artistiques militants via un Internet de plus en plus accessible à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Cette influence s’exercera notamment par le biais les différents films et ouvrages revendiquant l’influence du genre. Ceux influencés par ce genre ont été parmi les premiers à remette en question le pouvoir des corporations sur la production et le partage de l’information. L’influence de la culture cyberpunk sur les différents mouvements de la culture hacker a été très grande et se fait encore sentir aujourd’hui. À titre d’exemple, les livres Chaos & Cyberculture de Timothy Leary et Cypherpunks, freedom and the future of Internet dirigé par Julian Assange 7. Ce dernier ouvrage fait d’ailleurs référence aux Cypherpunks, ces hackers du début des années 1990 qui proposaient d’utiliser l'encryption des communications pour les protéger de la surveillance. De l’aveu même de Gibson, le cyberpunk n’est plus de la science-fiction : il y a maintenant des mouvements comme Anonymous qui ont plusieurs caractéristiques cyberpunk et nous savons aujourd’hui que les corporations et les gouvernements accumulent des montagnes de données sur le comportement des utilisateurs d’Internet.
Les thèmes abordés dans le courant cyberpunk seront repris par plusieurs créateurs. Dans la scène musicale underground occupant les espaces abandonnés dans un Berlin fraîchement réunifié, un groupe musical comme Atari Teenage Riot utilisera une musique électronique intégrant des idiomes 8-bits et glitch pour accompagner un message antifasciste et antiautoritaire, et en référant parfois nommément à l’idée de cyberespace.
Net.art et Art glitch
L’art Internet est une forme d’art utilisant le réseau de manière essentielle. Un mouvement d’artistes Internet appelé Net.art a débuté en Europe de l’est au début des années 1990, dans le contexte de la fin de l’URSS. Il se voulait à l’origine une critique de la démocratie capitaliste et une réflexion sur l’idée qu’Internet puisse constituer un modèle de démocratie. Le mouvement net.art s’est développé au moment où débutait le Web et avec l’arrivée de fournisseurs commerciaux de service Internet qui ont rendu Internet accessible au grand public au prix d’une commercialisation tous azimuts. Les œuvres du mouvement rappellent que la réalité vécue via les interfaces des logiciels de communications que nous utilisons, par exemple pour naviguer sur le Web, sont des constructions contrôlées par de grandes corporations. Elles le font en détournant ces constructions à l’aide de différents hacks. Ces œuvres n’étant souvent accessible que sur Internet, elles sont aussi considérées comme une critique du système traditionnel de distribution de l’art. Certains de ces artistes de l’art Internet se considèrent comme des« hackers de la culture » et décrivent leurs différentes activités comme de l’hacktivisme de l’art.
Le mouvement Net.art est toujours actif 8. Le Radical Software Group a ainsi détourné le programme DCS1000, utilisé par le FBI pour faire surveillance électronique, pour en faire un logiciel appelé Carnivore 9. Cette version détournée surveille le trafic issu d’un serveur local afin de pouvoir interpréter les données collectées de manière artistique. Qui plus est, l’art Internet a aussi donné naissance à un contre-courant, l’art post-Internet. Partant du constat que le réseau global est maintenant omniprésent, cet art cherche à représenter l’effet d’Internet sur nos vies à l’aide d’œuvres physiques (livres, tableaux, etc). Cela est conçu comme une critique l’importance que certains ont donné à Internet comme force de transformation sociale.
Une autre forme d’art numérique sert à lever le voile sur l’expérience de l’utilisation de logiciels. L’art glitch est composée d’œuvres utilisant le résultat produit par des problèmes techniques pour produire une œuvre originale 10: un appareil brisé génère une image ou un son altéré où l’on reconnaît l’effet d’un problème technique ou d’une erreur de programmation. Certains ont simplement utilisé des glitchs accidentels, d’autres en ont volontairement provoqué afin de les utiliser de manière détournée. Dans les deux cas, les créateurs le font pour la valeur esthétique des glitchs et pour leur capacité à briser cet effet d’immersion par lequel nous devenons inconscients du fonctionnement technique des outils informatiques que nous utilisons et pour protester contre l’obsolescence programmée.
Jeux vidéo
Le jeu vidéo est maintenant considéré comme une forme nouvelle d’expression artistique 11. Les premiers jeux vidéo étaient, à l’instar des premières créations numériques, des utilisations détournées et inventives des ordinateurs. Certains jeux sont ainsi des formes de hacks par l’utilisation astucieuse qu’ils font de ressources limitées pour créer une interaction intéressante. De plus, les jeux vidéo sont souvent associés à de nouvelles interfaces ou peuvent se dérouler en réseau, ce qui permet de faire l’expérience de nouvelles idées informatiques. L’univers des jeux vidéo a donc toujours été proche de celui des hackers.
Bien que la production de jeux soit dominée par les titres commerciaux, une scène indépendante existe, produisant par exemple des jeux à thématiques politiques. Certains de ces jeux visent à provoquer une prise de conscience politique en exploitant les effets d’immersion et d’identification aux protagonistes 12. Les jeux massifs en ligne, où des milliers de joueurs interagissent en temps réel dans un environnement virtuel, ont parfois été la scène de manifestations virtuelles visant à contester certaines décisions des administrateurs du serveur, ou encore pour manifester concernant des enjeux sociaux du monde réel.
Zones autonomes temporaires
L’auteur anarchiste Hackim Bey13 a introduit le concept de Zone autonome temporaire (TAZ) au début des années 1990, en revendiquant à la fois l’influence de l’organisation des enclaves autonomes où vivaient les pirates du 17e siècle que celle des espaces virtuels autonomes sur Internet. Parmi les idées ayant aidé à l’élaboration du concept de TAZ, Hackim Bey réfère notamment à la vision cyberpunk d’îlots autonomes du monde réel mis en place à l'aide du cyberespace. Le concept de TAZ se veut une critique des idées révolutionnaires classiques visant l’émergence de zones autonomes permanentes, en leur substituant une stratégie de mise en place immédiate et décentralisée de zones temporaires de liberté, où tous et chacun pourront faire l’expérience concrète d’interactions libres et non-hiéarchisées.

Les Raves, ces fêtes libres nées à la fin des années 1980, sont considérées par Hackim Bey comme des exemples de TAZ. Organisés par des collectifs d’artistes et axées sur l’expérience la musique électronique, ils se déroulent le plus souvent dans l’illégalité dans des lieux abandonnées comme des entrepôts désaffectés de Manchester ou des édifices abandonnés de Berlin est. L’éclosion des Raves est vue par certains comme étant la conséquence de bouleversements politiques importants comme les effets sur les jeunes britanniques du déclin du syndicalisme sous Thatcher, ou ceux de la chute du mur de Berlin sur les jeunes allemands 14. Les raves seraient ainsi la réponse à un besoin collectif de retrouver un sentiment d’union de classe. Répétitive et dépouillée, la musique électronique que l’on peut entendre dans les raves s’amalgame aux effets des drogues populaires dans ces fêtes libres pour permettre aux participants de vivre une expérience collective unique. Étant donné leur interdiction par les autorités, les raves étaient souvent clandestins, les organisateurs devaient donc annoncer le lieu exact d’une fête que peu de temps avant son début et en utilisant des canaux alternatifs à cette époque, dont la messagerie texte et Internet. En 1994, une loi britannique qui interdisant les raves est adoptée. Les défenseurs du mouvement rave y réagissent en organisant une action internationale nommée Intervasion qui consistait à bombarder les boîtes courriels et les sites gouvernementaux de courriels et de requêtes, notamment à partir des premiers cybercafés londoniens et avec l’aide d’activistes informatique américains. Cette action fût probablement la première forme de désobéissance civile internationale organisée via Internet.

Culture du remix

À la fin des années 1970, la musique électronique a trouvé un autre point de rencontre avec d’autres genres musicaux initialement contestataires sur les pistes de danse. Les premiers musiciens Hip-hop revendiquaient de ne plus être de passifs consommateurs, mais aussi des producteurs de culture. Outre la recherche de sonorités nouvelles, une des caractéristiques importantes du hip-hop est le remix, l’utilisation créative de matériel issu des œuvres des autres musiciens. Produit au départ à l’aide de tables tournantes et de consoles (parfois modifiées ou hackées selon les besoins créatifs), le hip-hop intégrera dans les années 1980 l’usage de l’échantillonnage numérique de passages musicaux pour les réutiliser de manière créative.

Le remix relève un peu du hack et ne se limite pas à la musique : l’art visuel abonde de collages numériques divers, conçus à partir d’éléments tirées issus du travail d’autres créateurs. Certains blogueurs utilisent aussi différentes formes de remix textuels. Le concept est aussi appliqué pour le jeu vidéo, dans ce cas appelé « art mod » : des modifications de jeux connus sont publiées (souvent illégalement), parfois à des fins purement artistiques ou ludiques, mais parfois aussi à des fins politiques, comme pour rétablir des fonctionnalités censurées ou pour introduire une dimension subversive au jeu.

Les défenseurs du libre partage de la culture ont repris l’idée de remix, parce qu’il est l’illustration de possibilités créatives pouvant être rendues impossibles par les velléités légales de contrôle sur les œuvres. Le remix est peu à peu devenu une théorie, dont une des thèses principales est que toute création est une forme de remix construite à partir d’autres créations15. La conséquence politique de cette conception est que toute contrainte légale au processus de réappropriation limite la créativité et devrait être supprimée. Selon Laurence Lessig, juriste qui a lancé le mouvement Creative Commons, Internet et la numérisation ont transformé notre rapport à la culture : maintenant, le remix va de soi et la diffusion des œuvres est organisée en une forme d’économie du partage. 16

Luttes légales et politiques
À ses débuts, l’univers des hackers s’est développé de manière informelle. L’enthousiasme pour l’utilisation astucieuse des techniques informatiques et pour l’exploration de ses possibilités s’est toutefois peu à peu heurté à des règles diverses de plus en plus contraignantes, allant de clauses contractuelles empêchant les programmeurs de partager librement de l’information sur les systèmes qu’ils utilisent à des lois qui interdisent explicitement le développement de hacks. Au nom des intérêts commerciaux, cette répression s’est faite de plus en plus forte, allant même jusqu’à l’emprisonnement 17. Cette pression répressive a poussé certains acteurs à organiser diverses ripostes politiques.
L’exemple le plus important est l’idée de « logiciel libre » qui garantissent à tous les libertés de pouvoir les utiliser, les partager, les modifier et de partager des versions modifiés.18 Ce concept été élaboré par Richard Stallman, un des hackers issu du MIT. Les libertés associées aux logiciels libres sont garanties par un « hack légal » : le droit d’auteur est utilisé en inversant son utilisation typique de propréatisation temporaire des œuvres pour donner à tous, par une licence d’utilisation spécialement conçue à cet effet, les garanties associées à l’idée de logiciel libre 19, Afin de mieux protéger le bien commun ainsi créé, Stallman introduira dans les licences des logiciels de ses projets une condition supplémentaire aux quatre conditions de base définissant un logiciel libre :tout logiciel dérivé d’un logiciel déjà libre doit lui aussi être libre. on qualifie en anglais ce type de contrat de « copyleft » pour bien marquer l’opposition au « copyright ».
Cette idée de logiciel libre sera plus tard adaptée au contexte de la création artistique. Le concept de musique libre s’en inspirera explicitement 20, ainsi que le mouvement Art libre 21 et le mouvement Creative Commons 22. Ces artistes ont cherché à organiser leurs propres réseaux de partage de leurs créations en utilisant Internet, tout en se questionnant sur les moyens de soutenir financièrement leur démarche. Ce questionnement, parallèle à un questionnement similaire dans le monde des logiciels libres, a mené à différentes expériences pour soutenir la création de manière alternative. Certaines de ces expériences ont devancé des idées maintenant connues du grand public, comme le sociofiancement et les galeries et les librairies en ligne 23. De telles expériences visent à soutenir un projet ou un groupe désireux de libérer leurs productions artistiques, tout en se libérant des influences gouvernementales et corporatives.
L’ensemble de ces mouvements informatiques et artistiques en est venu à être désigné de manière générale comme le « mouvement du libre » 24. Ses acteurs participent maintenant aux réflexions sur les réformes du droit d’auteur, l’utilisation équitable, l’utilisation de brevets dans le monde informatique, et la préservation du domaine public. Le monde du libre a rapidement considéré d’autres causes comme connexes à ses préoccupations. Internet étant devenu un des principaux moyens de partage d’information, mais aussi un outil de surveillance globale pouvant limiter la liberté d’expression, les libristes sont préoccupés par le respect de vie privée et la censure sur Internet, ainsi que l’autonomie et la neutralité du réseau.
L’analyse d’Eben Moglen résume bien comment les libristes peuvent concevoir leur lutte comme fondamentale : selon lui, si la liberté de conscience s’incarne en particulier dans la liberté d’expression, cette dernière doit elle-même pouvoir être exercée concrètement et librement. Pour Moglen, seuls les logiciels libres nous assurent présentement qu’Internet, qui devient peu à peu le principal moyen de communication de l’humanité, restera libre et accessible à tous, sans discrimination 25. Dans sa nouvelle intitulée Le droit de lire 26, l’initiateur du mouvement du libre Richard Stallman a utilisé la science-fiction comme moyen de sensibiliser le public à certains enjeux fondamentaux concernant liés aux logiciels. Bien qu’elle ne soit pas énoncée aussi explicitement, sa perspective est similaire à celle de Moglen : l’exercice concret de la liberté de conscience dépend désormais de nos choix politiques en matière de technologies.
Le mouvement du libre et les autres mouvements partageant les idéaux de la culture hacker ont contribué à faire connaître leurs revendications politiques via des canaux officiels, soit par l’entremise de consultations gouvernementales ou à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Les partis pirates, dont le premier fondé en Suède par des défenseurs du site de partage de fichiers The Pirate Bay, ont maintenant des élus dans différentes mairies et parlements, dont le parlement Européen 27. La création elle-même a souvent servi à combattre les lois et jugements liberticides : ainsi, lorsque qu’en 2000 un juge américain a interdit la diffusion du code source du logiciel DECSS, qui permet de déverrouiller l’information contenue sur un DVD, plusieurs activistes ont créé de le publier sous forme de versions chantées, de films, et de poésie afin de souligner l’absurdité de la décision et son effet négatif sur la liberté d’expression 28. Le remix est aussi utilisé comme une forme de défi à l’interprétation limitée des dispositions du droit d’auteur concernant l’utilisation équitable.
Les défenseurs du libre et du domaine public 29 articuleront plusieurs critiques relatives au droit d’auteur, faisant des héritiers de la culture hacker les rares personnes à prendre la parole dans les débats pour défendre l’intérêt public face à l’intérêt des corporations culturelles. Les alternatives proposées vont de la simple diminution de la durée de la propriétarisation temporaire du savoir et de la culture à son abolition totale 30 ; elles demeurent généralement mal comprises des artistes, car le système culturel actuel soutient la création à l’aide de mécanismes capitalistes auxquels il peut être difficile à imaginer des alternatives. De plus, plusieurs confondent la propriétarisation via les mécanismes le droit d’auteur et la reconnaissance de la paternité d’une œuvre, pensant à tort qu’une transformation du droit d’auteur en faveur de l’intérêt public les priveraient de cette reconnaissance.
Conclusion
La culture hacker a influencé la création artistique, autant dans ses procédés que dans l’organisation du travail créatif. Les aspects politiques importants de l’univers des hackers ont été repris par plusieurs artistes, qui les ont aussi défendus : importance du partage de l’information et de la culture, valorisation de l’appropriation des outils de créations, opposition entre biens communs et biens propriétarisés, participation volontaire à des projets organisant le travail de manière non-hiéarchique et décentralisée.

Ces créateurs ont utilisé des hacks pour mettre en place différentes formes de résistance utilisant l’informatique et Internet. Leurs œuvres maintiennent en vie l’idéal d’une société où l’information est partagée librement et où nous ne sommes plus des utilisateurs passifs des outils informatiques contrôlés par de grandes corporations, mais où nous sommes plutôt des acteurs actifs qui créent collectivement les outils informatiques que nous désirons. Nous pouvons faire un constat important à partir de ce survol de l’impact de la culture hacker sur la création politique et sur la politique de la création : ce n’est pas tant la croyance aux éventuels effets positifs de l’informatisation qui aura été la motivation politique de la culture hacker, mais l’adhésion à un idéal politique où la curiosité intellectuelle et la créativité, soutenue par une appropriation totale des outils que nous utilisons et par un partage tout aussi absolu de l’information.

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