Entrevue avec Antoine Beaupré, membre du projet Debian. Propos recueillis par Yannick Delbecque. Entrevue publié dans la revue À bâbord, no 71, pp 24 et 25.
Le congrès annuel des développeur·e·s du système d’exploitation libre Debian – DebConf 2017 – a eu lieu en août dernier pour la première fois à Montréal. Antoine Beaupré est Développeur Debian depuis 9 ans et utilisateur depuis 15 ans.
ÀB ! : Qu’est-ce que le projet Debian ?
Debian est un projet visant à développer un système d’exploitation, comme Windows ou MacOS. Cependant, Debian, c’est aussi un projet social. C’est une organisation d’environ 600 personnes – programmeuses et programmeurs, gestionnaires de systèmes, graphistes, spécialistes des communications, etc. Les participant·e·s au projet proviennent d’un peu partout dans le monde et développent principalement le logiciel Debian. Debian est un système d’exploitation pouvant être installé sur des ordinateurs portables, sur des serveurs et même, depuis peu, sur des téléphones intelligents.
ÀB ! : Qu’est-ce que DebConf ? Quel rôle joue ce congrès dans l’univers Debian ? Quel impact sur Montréal ?
DebConf est un congrès annuel portant sur le projet Debian, destiné aux développeurs Debian et à tous ceux et celles qui sont intéressé·e·s par le projet. DebConf est une forme d’excroissance de Debian, car le congrès est organisé de manière autonome au projet Debian lui-même. Le choix des villes où DebConf se déroulent est fait en respectant un principe d’alternance entre l’est et l’ouest du monde (le prochain congrès aura lieu à Taïwan).
Le congrès vise avant tout à réunir les gens intéressés par le projet. Il joue donc un rôle social important pour tisser des liens entre les membres du projet Debian, pour discuter de différents aspects sociaux et techniques du projet et pour initier les nouveaux membres au fonctionnement technique et politique du projet.
Traditionnellement, le congrès est précédé par un « camp » informel dédié à l’expérimentation, au hacking et à la programmation. Debian est un milieu très diversifié, les rencontres comme DebConf permettent aussi de confronter les préjugés, de favoriser l’ouverture aux autres cultures et aux autres modes de vie. L’effet montréalais de DebConf aura été d’intéresser plus de gens à Debian et d’intégrer et d’outiller de nouvelles personnes pour y participer.
Les thèmes abordés lors de DebConf sont principalement techniques, mais pour certain·e·s participant·e·s comme moi, les questions plus « politiques » sont des sujets importants. Par exemple, un·e membre de l’équipe donnant ou révoquant les accès à des serveurs importants de Debian a présenté une thèse audacieuse faisant un parallèle entre le consentement dans l’univers BDSM et le consentement dans le monde des logiciels libres.
ÀB ! : Le projet Debian a une structure démocratique. Comment fonctionne la démocratie du projet ? A-t-elle des ratées ?
Pour comprendre l’organisation du projet, il faut savoir que Debian a déjà une vingtaine d’années, ce qui en fait un « vieux projet » dans le monde informatique. Il y a donc des principes et des traditions fortes qui influencent son fonctionnement et qui font pratiquement partie de son identité. Peu après sa création, Debian s’est doté d’un « contrat social » qui spécifie les principaux objectifs du projet : Debian existe pour ses utilisateurs et utilisatrices, il vise à les aider, il demeure un logiciel libre, etc.
Ce contrat social met aussi en place un certain nombre d’institutions de démocratie directe. Par exemple, tous et toutes peuvent proposer aux membres du projet des « résolutions générales » lors d’assemblées générales tenues via Internet [Voir le système de vote du projet]. On vote pour ces propositions et pour l’élection de la personne en charge de la coordination du projet à l’aide d’un système maison de vote électronique. L’utilisation de la cryptographie et d’Internet comme outils de fonctionnement démocratique étaient particulièrement novateurs lors de la mise en place de ces mécanismes dans les années 1990. Le résultat des votes est décidé à l’aide d’une méthode de Condorcet (on ordonne les options selon nos préférences), car ce mécanisme permet d’établir de meilleurs consensus. Il y a des votes annuels pour élire un·e leader du projet (appelé DPL pour Debian project leader). Cette personne a un pouvoir limité concernant le budget et la représentation du projet. Elle ne peut pas, par exemple, imposer des décisions d’ordre technique. Sinon, les votes surviennent lorsqu’aucun consensus apparaît naturellement sur une question contentieuse. Par exemple, un récent vote portait sur l’adoption d’un code de conduite pour les communications au sein du projet, afin d’éviter ces climats hostiles trop fréquents dans l’univers informatique. Un tel code est une rareté et une certaine frange du projet y opposait l’importance de la liberté d’expression.
La vie démocratique du projet se déroule à plusieurs niveaux. Il y a bien sûr ce niveau global, plus formel, où se déroulent votes et élections tels que nous venons de les décrire, mais aussi à un niveau plus « local », celui des équipes qui développent les « paquets ». Un paquet est l’équivalent dans l’univers Debian d’une « application », un logiciel pouvant être installé et utilisé avec les outils créés par le projet. Il y a environ 30 000 paquets dans Debian, chacun préparé et maintenu par une ou plusieurs personnes, de manière très autonome au sein du projet. Un paquet doit être préparé en respectant certaines normes définies par le projet Debian. Les équipes devant s’assurer que ces normes soient respectées agissent comme une forme de contre-pouvoir à l’autonomie des équipes responsable de chacun des paquets. Ces équipes sont donc libres de leur fonctionnement interne, mais, vu la nature « libre » du projet, si une équipe n’arrive pas à produire un paquet fonctionnel, une nouvelle équipe pourrait prendre le relai en créant sa propre version du paquet pour éventuellement remplacer l’équipe fautive.
Enfin, il y a des « dynasties » de pouvoir sur certains aspects du système. Les personnes qui administrent des dépôts de paquets ont l’autorité de retirer ou d’accepter un paquet. Une autre équipe est responsable de donner accès aux outils du projet aux membres nouvellement recruté·e·s ou de leur retirer ce droit d’accès. Encore une autre administre les très nombreuses listes de discussion utilisées par le projet. Chacune de ces équipes exerce une certaine forme d’autorité, ce qui entre parfois en conflit avec les principes de démocratie directe du projet. Cependant, il est difficile d’éviter ce genre de situation, car ce sont les outils informatiques utilisés qui créent le pouvoir de ces groupes. Le projet Debian a d’ailleurs travaillé à décentraliser le fonctionnement de certains de ses outils pour que leur fonctionnement soit plus en accord avec les valeurs de son contrat social.
ÀB ! : Il y a dans Debian des équipes et des sous-projets thématiques, comme l’équipe féministe Debian Woman, les anarchistes
responsables du paquet « anarchism ». Est-ce que ces équipes ont une influence sur le projet ?
Je considère que l’équipe Debian Woman a eu une très grande influence sur le projet, car elle a poussé Debian à se questionner sur l’accessibilité du projet aux femmes. Ce questionnement a rapidement été étendu à un questionnement général sur l’accessibilité du projet, ce qui a mené à l'amélioration de la documentation et des attitudes afin d’avoir des échanges plus inclusifs. Il y a aussi une tendance anarchiste qui traverse l’ensemble du projet Debian qui dépasse aussi le travail d’un simple comité.
ÀB ! : Est-ce qu’il y a des liens entre Debian et des groupes progressistes ?
Debian vit dans le monde étrange de la communauté du logiciel libre et, plus largement, de l’informatique. Cette dernière est déjà déconnectée des mouvements sociaux.
La connexion la plus grande entre informatique et mouvement sociaux est sans doute créé par le groupe Anonymous. Les mouvements sociaux ont davantage connecté avec Facebook et les technologies propriétaires très populaires qu’avec le mouvement du libre. Je ne jette pas le blâme sur les militant·e·s : ils et elles sont victimes des grandes compagnies informatiques qui ont énormément investi pour rendre leurs produits attirants. La situation n’est pas très différente de ce qui est arrivé avec les médiums précédents : des médiums censés être au service de la démocratie ont fini, sous l’influence du capitalisme, par s’imposer comme sources d’informations centrales et finalement déservir l’intérêt public. Il me semble inévitable qu’à un certain point les mouvements sociaux vont réaliser que l’émancipation des gens passe par l’émancipation face à la technologie.
ÀB ! : Est-ce que le conflit entre les tendances libertariennes et anarchistes, qui se manifeste souvent dans les projets de logiciels libres, est aussi présent au sein de Debian ?
Il y a un gros sentiment anti-commercial dans Debian, alors j’ai un peu de difficulté à associer le projet au libertarianisme. Il existe cependant un pan important de la communauté qui accorde beaucoup d’importance à la liberté d’expression, ce qui rend cette frange hostile aux propositions visant un effort collectif pour être plus accueillant et d’éviter les propos blessant. Une présentation d’une sociologue lors de Debconf17 portait d’ailleurs sur une dichotomie souvent utilisée comme argument : une opposition supposée entre « gentillesse » et « intelligence ». Certains maintiennent ainsi que trop se soucier de ne pas offenser les gens entre en contradiction avec l’expression de critiques lors de débats « intelligents ». C’est sans doute ce qui s’approche le plus d’une attitude libertarienne dans Debian, mais se courant reste minoritaire au sein du projet.