Quelle sécurité ? La criminalisation et l’impact de la violence sociale et étatique sur la liberté d’expression

Compte rendu d'un panel au Forum mondial des médias libres, initialement publié dans le numéro 65 de la revue À bâbord !

Depuis quelques années, le Forum mondial des médias libres (FMML) a lieu en marge du Forum social mondial. Les ateliers et tables rondes portent sur les « médias libres », terme assez large qui regroupe les organisations et personnes qui considèrent qu’il existe un droit fondamental à la communication et qui œuvrent à rendre l’accès à la communication le plus large possible. Les médias libres sont inclusifs, non orientés vers des objectifs économiques et abordent les thèmes mis en avant par les mouvements sociaux, syndicaux, universitaires ou culturels. Pour en savoir plus sur ce mouvement, on peut consulter la Charte mondiale des médias libres, élaborée et adoptée lors des éditions précédentes du FMML.

J’ai assisté au deuxième panel du FMML, intitulé « Quelle sécurité ? La criminalisation et l’impact de la violence sociale et étatique sur la liberté d’expression ». Pour les intéressé·e·s, un enregistrement vidéo de la rencontre est maintenant disponible en ligne.

Violence envers les Mexicaines

La première intervenante, la journaliste mexicaine Lucía Lagunes Huerta, a d’emblée qualifié la situation actuelle au Mexique de similaire à un état de guerre, particulièrement depuis 2006, année où le gouvernement conservateur a commencé une guerre ouverte avec les cartels de la drogue.

Le niveau de violence envers les femmes est très élevé : selon l’ONU, sept femmes par jour sont tuées au Mexique. Il y a eu plus de 26 000 disparitions depuis 2006 sans que le gouvernement tente de régler la situation. Pire : le gouvernement refuse de parler de « disparu·e·s » et maintient que ces disparu·e·s sont toujours vivant·e·s, utilisant des expressions trompeuses comme « personnes qui n’ont pas été trouvées ». Plus de 2 000 femmes journalistes ont été harcelées ou menacées, certaines ont été tuées ou ont disparu.

L’intervenante nous met en garde : ces statistiques alarmantes, maintes fois répétées et analysées, sont profitables pour les grands médias et ont pour effet de déshumaniser les victimes et d’occulter l’effet concret de cette violence sur les communautés. Les médias – très concentrés au Mexique – et le gouvernement conservateur répètent souvent que les femmes victimes sont en fait responsables de leur sort, car leurs mauvaises mœurs les mettent en danger. Un ancien gouverneur ayant tenu de tels propos est maintenant ambassadeur du Mexique au Canada.

Une nouvelle stratégie pourrait néanmoins changer la donne : les femmes journalistes se sont mises en réseau pour changer le discours sur ces disparitions (par exemple en refusant d’utiliser la terminologie euphémisante du gouvernement) et pour documenter les aberrations véhiculées par les médias.
Survivre à deux tentatives d’assassinat

Le journaliste hondurien Felix Molinat a survécu à deux tentatives d’assassinat ayant eu lieu le même jour. Le Honduras a le taux d’homicide le plus élevé au monde : 91 homicides pour 1 000 personnes. Il y a eu 4 000 femmes tuées en 5 ans, plusieurs dizaines de journalistes tué·e·s. Rappelons qu’un coup d’État a eu lieu dans ce pays de l’Amérique centrale en 2009 et que le climat d’insécurité est très élevé depuis.

Pour le journaliste, cette insécurité est causée par la violence, elle-même causée par la corruption. Le néolibéralisme profite de cette situation : la violence sert à éliminer la concurrence.

Il propose aux journalistes de remettre en question leur rôle dans la construction de la peur. Après les tentatives d’assassinat dont il a été l’objet, il se considère lui aussi comme une victime de la peur. En acceptant de diffuser des images filmées peu après sa sortie d’hôpital, il souhaite survivre à la peur qui découle d’une telle attaque ainsi que se servir de ce qui lui est arrivé pour lutter contre la peur collective et redonner espoir.

Dans la période de questions, Felix Molinat a dénoncé le fait que l’on présente les nouvelles technologies comme de nouveaux outils de divertissement, alors qu’ils peuvent être de puissants outils d’organisation communautaire. Il a rappelé l’efficacité de la simple radio communautaire FM à ce titre – la radio FM analogique étant toujours très populaire au Honduras, particulièrement depuis le coup d’État.
Enseigner les médias

Le troisième intervenant, Normand Landry de la TELUQ, a produit un rapport commandé par le Conseil de presse du Québec sur l’état de l’« éducation aux médias ». S’il admet que le sens donné à ce terme varie selon les groupes, il a constaté que l’on peut faire un portrait en six objectifs différents, allant de l’utilisation des nouveaux médiums pour s’informer au développement de l’esprit critique face à l’industrie médiatique. L’éducation aux médias aborde la couverture médiatique de thèmes comme le racisme, le harcèlement, le sexisme, etc.

La situation canadienne est paradoxale : si le Canada est considéré comme un des pays les plus avancés dans cette éducation aux médias (parce qu’elle est inscrite dans tous les programmes), on constate que le support institutionnel est mince. Peu de financement pour cette activité, absence de formation pour les enseignant·e·s. De plus, les compétences visées par cette éducation aux médias changent elles-mêmes avec l’évolution du monde médiatique.

Il en est arrivé à une conclusion intéressante : arrimer éducation aux médias et droits humains. Il invite donc à réfléchir aux médias sous l’angle des droits fondamentaux (pas uniquement la liberté d’expression !), plutôt que d’avoir pour cible des compétences qui sont mises à jour trop souvent. Selon lui, cela peut se résumer à « politiser l’éducation aux médias ».

Il y a d’ailleurs une similitude entre cette vision et celle de certains groupes qui défendent les libertés sur Internet : l’exercice des droits fondamentaux peut être facilité par l’arrivée d’un nouveau média, mais de mauvais choix politiques peuvent aussi faire du nouveau média un moyen de le limiter. Il faut donc éduquer pour rester collectivement alertes.
Le direct diffusé en continu

La dernière intervenante, l’États-Unienne Leigh Maibes, a présenté ses réflexions sur l’utilisation militante de la diffusion en continu (livestreaming). Elle a fait référence aux vidéos-chocs récents qui ont montré, parfois en direct, les meurtres racistes commis par des policiers lors d’arrestations de Noir·e·s aux États-Unis. À Ferguson, alors qu’une partie de la ville était interdite aux journalistes après la mort d’un Noir sous les balles des policiers, la seule source d’information sur ce qui se passait à l’intérieur du territoire bouclé était la diffusion en direct de citoyen·ne·s habitant dans le secteur ou de celles et ceux ayant réussi à y pénétrer.

Selon Leigh Maibes, le livestreaming est devenu une forme d’activisme en lui-même. Certain·e·s militant·e·s s’y consacrent et améliorent les techniques et tactiques. Elle critique cependant le fait que la majorité des diffusions en direct portent sur des manifestations et invite à montrer d’autres activités militantes. Elle a souligné en outre le fait que les diffuseurs·euses sont faciles à tracer – autant à cause de leur équipement sur le terrain que par leur présence sur Internet. Cela permet aux forces de l’ordre de traquer certain·e·s manifestant·e·s.

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