Cet article est initialement paru dans le dossier Lobbyisme. Le pouvoir obscur du numéro 95 de la revue à bâbord !
Il n'est guère surprenant que les géants d’Internet influencent le monde politique à leur avantage, comme le font toutes les entreprises possédant énormément de capital. Le lobbyisme a joué un rôle essentiel à leur développement, même si on voudrait nous faire croire que c’est la pure « innovation » qui en est la clé.
Le lobbyisme exercé par les géants d’Internet n’est pas très différent, dans ses grandes lignes, des stratégies d’influence politique des compagnies dominantes dans d’autres secteurs économiques : rencontres multiples avec des personnes ayant des charges publiques, financements de candidat·es politiques et de think tanks, campagnes de similitantisme, etc.
La leçon de Microsoft
À la fin des années 1990, Microsoft est poursuivie pour pratiques anticoncurrentielles. La compagnie avait auparavant réussi, à l’aide de contrats et de stratégies commerciales diverses, à s’assurer du contrôle du socle logiciel dont tous les autres logiciels destinés au grand public dépendraient, Windows. Craintifs de voir cette position dominante remise en question par l’arrivée du Web, les dirigeants de l’entreprise élaborent une stratégie commerciale visant à transférer la popularité de son produit phare à son nouveau produit donnant accès au Web, Internet Explorer.
La menace de voir Microsoft scindée pousse la compagnie à se lancer dans une importante campagne de lobbyisme. Auparavant, Microsoft était critiquée par certains investisseurs comme pour n’avoir que très peu d’influence à Washington, employant un seul lobbyiste. La poursuite pousse la compagnie à devenir l’un des plus importants groupes d’influence du pays et à dépenser 12 millions $ US pour employer une équipe impressionnante de plusieurs lobbyistes, comportant notamment d’anciens conseillers de chacun des présidents Bush et des anciens membres du congrès, autant démocrates que républicains. Ces jeux d’influence pouvaient affecter le dénouement par la nomination par des élu·es des personnes clés dirigeant la poursuite gouvernementale.
Tout ce jeu d’influence a finalement été bénéfique à l’entreprise qui, en appel, a réussi à faire renverser un jugement initial ordonnant de scinder Microsoft.
Influence judiciaire
Le lobbyisme de Microsoft a aussi pavé la voie à l’apparition des autres géants du secteur Internet en minant toute tentative de briser juridiquement ou politiquement un monopole dans ce secteur d’activité. L’argumentaire classique justifiant l’existence d’une réglementation antitrust est qu’un monopole est contraire à l’intérêt public quand l’absence de compétition nuit à l’innovation. Microsoft a réussi à faire valoir un renversement de cet argument auprès d’une partie de la classe politique. En effet, l’intérêt du public consisterait à ce que des outils technologiques de pointe soient développés et améliorés, ce qui exigerait des géants capables de prendre assez de parts de marché pour compétitionner à l’échelle mondiale et pour faire de la recherche. On aurait donc intérêt à laisser les compagnies reliées à Internet devenir très grandes, voire carrément des monopoles dans leur secteur d’activité, sans leur faire subir de sanctions.
Microsoft a tout de même dû refaire quelques fois face à la justice européenne pour pratiques anticoncurrentielles. Chaque fois, le lobbyisme a joué un rôle important dans la stratégie de défense de la compagnie.
Accès aux populations-ressources
Le chiffre d’affaires des grandes entreprises du secteur numérique dépend de l’adoption de leurs produits à l’échelle mondiale. Il n’est donc pas surprenant que le lobbyisme de ces géants vise aussi à leur donner accès aux marchés comme ceux de l’Inde ou de la Chine. L’importante campagne de Facebook menée en Inde est un exemple de lobbying ayant un tel objectif.
Le gouvernement indien souhaitait augmenter le taux d’accès à Internet dans le pays, particulièrement dans les régions rurales. Facebook a proposé à l’Inde un programme national visant à accroître le nombre de personnes ayant accès à Internet. Le programme proposait des téléphones cellulaires gratuits où l’univers d’Internet était essentiellement limité à… Facebook. Des efforts colossaux ont été déployés par la compagnie, impliquant même directement son fondateur. Une réaction forte d’une coalition de plusieurs acteurs du secteur technologique indien a défendu l’application du principe de neutralité d’Internet que le projet de Facebook bafouait. La coalition a réussi à influencer le département indien des télécommunications pour qu’il applique ce principe. Sur cette base, le projet de Facebook a finalement été écarté.
Contrôler la réglementation
Le lobbyisme des grandes compagnies Internet vise aussi à influencer les législations afin que les lois adoptées soient favorables à leurs activités commerciales.
On sait par exemple qu’Uber a utilisé les services de personnes connaissant bien le parti libéral du Québec, comme l’ex-chef de cabinet de la ministre Line Beauchamp, dans le but d’influencer l’élaboration d’une réglementation provinciale de ce que l’entreprise qualifie de « covoiturage urbain », alors que l’industrie du taxi réclamait que ce type de service soit illégal. En France, entre 2014 et 2016, alors que l’actuel président Macron était ministre de l’économie, celui-ci a entretenu des liens avec Uber qui ont permis à la compagnie de s’établir dans le pays malgré une opposition importante. En plus de la réglementation sur les taxis, Uber tente d’influencer les lois du travail pour ne pas avoir à considérer comme employées les personnes offrant leur service sur ses plateformes de transport ou de livraison.
Airbnb offre un exemple de lobbyisme multinational à tous les niveaux, y compris niveau municipal. L’entreprise a fait campagne pour obtenir une réglementation favorable à ses activités au Japon, en Australie, aux États-Unis et en Europe, y compris au niveau des institutions européennes. Quand les activités de location à court terme de l’entreprise ont été considérées illégales, Airbnb a aussi utilisé le lobbyisme en appui à sa défense devant les tribunaux. Au Québec, la compagnie exerce son influence depuis 2014 et ses activités actuelles visent huit ministères, Revenu Québec et plus de 40 municipalités allant de Montréal aux Îles-de-la-Madeleine.
Quant à elle, Netflix mène des activités de lobbyisme au Québec et au Canada depuis 2010. En 2017, la compagnie a facilement pu rencontrer à plusieurs reprises Mélanie Joly, alors ministre du Patrimoine canadien, pendant une période où on se questionnait sur les taxes à appliquer aux plateformes numériques.
Stratégies classiques et nouvelles
Sur plusieurs plans, les stratégies de lobbyisme déployées par les géants d’Internet ne sont pas différentes de celles des grandes compagnies internationales des autres secteurs économiques. Un des scénarios caractérisant le mieux le secteur est l’utilisation du « fait accompli ». Ce stratagème consiste en l’introduction rapide de produits avant la mise en place de réglementation les encadrant. On vise à les faire adopter par le plus grand nombre de personnes pour ensuite exercer des pressions sur les gouvernements afin de transformer les réglementations à leur avantage. La popularité de leur produit est une forme de capital leur permettant d’exercer davantage de pression sur les gouvernements. Ainsi, toute restriction de l’usage de leurs produits les plus populaires serait perçue comme une privation par une partie de la population.
Le secteur Internet jouit d’un autre avantage stratégique propre, lié à l’incompréhension relative de plusieurs politicien·nes du fonctionnement des nouvelles technologies et à leur difficulté à anticiper leurs impacts sociaux et économiques. Cela permet d’entretenir un certain degré de confusion entre ce qui relève de la technologie et ce qui relève de la réglementation. Les entreprises du numérique peuvent alors, grâce à leur influence politique, élaborer à la fois leurs produits et la réglementation qui les encadre. De plus, elles peuvent se présenter comme un « partenaire » incontournable pouvant fournir aux gouvernements et aux services publics leur expertise et leurs « solutions technologiques. »
Pour limiter l’efficacité de la stratégie du fait accompli, il faudrait mettre en place un cadre réglementaire qui devance la commercialisation des nouvelles technologies. Par exemple, on pourrait imposer le respect de principes généraux comme la neutralité d’Internet ou l’interopérabilité. Les principes à considérer ont souvent déjà été identifiés par des mouvements militants liés à l’informatique, comme le Mouvement pour l’informatique libre.