S’affranchir de Facebook

Article de Claude Vaillancourt et moi-même, initialement paru dans le numéro 88 de la revue à bâbord !

Facebook a réussi l’exploit de s’imposer comme carrefour de communication indispensable, y compris auprès des groupes qui devraient être ses adversaires naturels. Comment en sommes-nous arrivés là et comment penser un militantisme qui aille au-delà des réseaux sociaux ?

Le livre noir de Facebook a été écrit plusieurs fois. Cette entreprise est l’une des plus puissantes au monde, et son expansion s’est faite sous le mode de la prédation. Elle attire vers elle les revenus de la publicité sans offrir de contenu original, au détriment des autres médias. Avec la complicité implicite de ses usagers, y compris les organisations du mouvement social, elle permet aux publicitaires d’entreprendre des campagnes mieux ciblées que jamais. Elle contribue à la diffusion de mensonges, de théories farfelues et de discours haineux.

Les données qu’elle permet d’accumuler au sujet de ses utilisateurs peuvent même avoir une influence politique importante, comme l’a montré le scandale de Cambridge Analytica, qui utilisait les informations et la plateforme de Facebook pour influencer des résultats électoraux aux États-Unis et au Royaume-Uni. Selon le sociologue Antonio Casilli, les usagers de Facebook — représentant le « plus grand marché mondial de la contribution non rémunérée » — fournissent volontairement des données sur eux-mêmes, une attitude qui contribue à une forme d’aliénation. « Il devient de plus en plus apparent que les humains qui l’animent ne sont pas des usagers bénévoles, des participants enthousiastes ou des amateurs généreux, mais des prolétaires du clic [1] », écrit Casilli.

Certes, Facebook permet de consolider des amitiés et d’entretenir des liens précieux entre les individus. Même sur cet aspect, cependant, le réseau social peut devenir nocif, ce que de nombreuses recherches ont démontré. Une étude de Statistique Canada soulignait notamment que les effets négatifs des médias sociaux incluent « la perte de sommeil, la difficulté à se concentrer sur des tâches ou des activités, le fait de faire moins d’activité physique, le fait de se sentir anxieux ou déprimé, le fait de se sentir envieux de la vie des autres et le fait de se sentir frustré ou en colère [2] ».

Malgré ces tares majeures, les organisations du mouvement social continuent d’utiliser Facebook à qui mieux mieux. La page Facebook devient la vitrine des organisations et un moyen privilégié pour communiquer avec les membres. Aucun évènement ne semble pouvoir se passer d’une page Facebook pour s’annoncer. Il est devenu tout naturel de payer afin d’assurer aux contenus une plus grande visibilité. Tout cela nourrissant une entreprise qui devient monstrueusement puissante.

Le grand tour de force

Facebook n’a pas le mérite d’avoir inventé les modes d’interaction qu’il centralise en un seul outil : les sites Web personnels ou associatifs, les courriels, les forums en ligne, le clavardage, l’annonce d’évènements sur le Web sont des idées qui ont été explorées bien avant l’existence du réseau social Facebook. La compagnie a su trouver une formule centralisant ces différents outils Web en un seul site dont l’utilisation demande peu de connaissances techniques. Mais le véritable coup de génie de Mark Zuckerberg a été d’exploiter au maximum les idées de certains de ses précurseurs sur le Web pour rendre tout le monde dépendant de son site, avec la complicité de tous, pour son propre enrichissement.

Certaines organisations militantes avaient pourtant appris à se servir d’Internet et du Web à des fins militantes avant l’arrivée de Facebook. Elles utilisaient de manière créative les nouvelles possibilités d’Internet, rendant beaucoup plus facile le réseautage mondial, la diffusion d’information à un très large public et la coordination d’action impliquant un grand nombre de participant·e·s. Cela a souvent été combiné à des pratiques antérieures à l’ère d’Internet (téléphone, tract, porte-à-porte), qui permettaient de rejoindre un public à la fois large et bien ciblé. Bien qu’ils soient encore mobilisés à l’occasion, par exemple dans les campagnes électorales, nombre de ces outils sont maintenant négligés devant l’expansion de Facebook et en conséquence de l’effet puissant des réseaux sociaux, en général.

Ces pratiques d’avant les réseaux sociaux s’appuyaient sur des systèmes décentralisés sur le plan technique – des logiciels de communications et des serveurs qui n’étaient pas sous l’égide d’une entité centrale. En effet, le courriel est un moyen de communication qui fonctionne sans la mainmise d’une compagnie particulière, une page Web peut être stockée sur n’importe quel serveur Web – même sur son propre serveur, si on a les connaissances techniques pour créer une telle chose.

Les limites du militantisme sur Facebook

La centralisation de ces usages d’Internet dans un site unique, très utilisé et sous le contrôle d’une seule corporation donne à Facebook un pouvoir immense, auquel aucune entité ne pouvait prétendre auparavant. Ce pouvoir permet par exemple à Facebook de mettre en place ses outils de traçage Web et d’accumuler une immense quantité d’informations sur les habitudes de navigations des internautes. Il lui permet d’imposer, sans consultation publique, sa propre version de la liberté d’expression via son code de conduite. D’ailleurs, les organisations militantes sont en conséquence placées dans une situation paradoxale : adopter Facebook est aisé et semble faciliter l’exercice de leur liberté d’expression, tout en étant une menace importante pour celle-ci. La diffusion d’information via Facebook met les organisations militantes à la merci des politiques de la corporation. Par exemple, Facebook pourrait parfaitement décider d’appliquer des règles hostiles au monde syndical, en limitant la diffusion des critiques négatives envers les compagnies qui paient pour afficher des publicités ciblées.

Lorsqu’une organisation militante décide de compter exclusivement sur Facebook pour annoncer ses activités en ligne, elle coupe les ponts avec celles et ceux qui choisissent de s’exclure du réseau social, par principe ou pour d’autres raisons. L’un des deux auteurs de cet article, qui a fait ce choix, le constate régulièrement, ne recevant plus d’information sur de nombreux évènements qui devraient pourtant l’intéresser. De plus, que faire quand l’action militante consiste à « liker », à « partager », à se répandre dans ce réseau social ?

Le nombre d’usagers de Facebook est certes impressionnant, voire sans précédent. Et cette popularité incite fortement les gens à s’y joindre. Mais faut-il pour autant en faire un outil de diffusion quasiment unique, comme c’est souvent le cas ? Seulement 2,13 sur 7,61 milliards de personnes sur Terre ont un profil Facebook, ce qui ne représente que 28 % de la population mondiale. Au Québec, nous comptons 5,49 millions d’utilisateurs sur 8,5 millions d’habitant·e·s, ce qui laisse 3 millions de personnes sur le carreau, et encore plus si on considère que toutes et tous ne sont pas actifs sur ce réseau.
Difficile, mais pas impossible

Comment faire pour échapper à l’emprise de Facebook ? Idéalement, on pourrait simplement envisager que toutes les organisations du mouvement social opèrent un retrait concerté et systématique de ce réseau social, un grand boycott. Mais devant l’impossibilité d’arriver à un pareil résultat, il faut penser à d’autres stratégies.

Les organisations militantes devraient d’abord offrir à tou·te·s un moyen de rester informé·e·s de leurs activités et d’y participer sans obligatoirement passer par Facebook, ce que beaucoup font déjà, par ailleurs : avoir des infolettres et des sites Web pour leurs associations, offrir un moyen de participer aux évènements en ligne sans utiliser les fonctionnalités de Facebook. Ce compromis assez simple permet de continuer à être présent sur le réseau social sans pour autant larguer les personnes qui partagent leur vision politique. Il a aussi l’avantage de permettre aux organisations de continuer leurs activités en ligne en cas de problème avec les politiques d’utilisation de Facebook.

On peut aussi opter pour le remplacement total de Facebook par des sites de réseaux sociaux alternatifs. Les options sont nombreuses, mais l’emprise de Facebook est si grande qu’on ne peut qu’être pessimistes concernant le sort de tout autre réseau social. Par exemple, Ello, lancé en 2014 par une petite entreprise privée s’engageant à ne jamais vendre de données personnelles et à ne pas afficher de publicités sur son site, n’a qu’un million d’usagers. Il y a aussi des réseaux sociaux libres et décentralisés comme Diaspora ou Mastodon. Ce genre de projet vise à recréer les fonctionnalités de Facebook ou de Twitter, mais avec une conception technique décentralisée empêchant une seule entreprise d’avoir le contrôle sur ces réseaux.

Cependant, la garantie de ne jamais tomber sous le contrôle d’une firme n’a pas suffi à créer un engouement pour ces plateformes, qui n’ont jamais représenté une menace pour les intérêts du géant Facebook. Même un compétiteur de taille comme Alphabet, la compagnie mère de Google, avec tous les moyens dont elle dispose, n’a guère fait mieux. Google a ainsi lancé entre 2004 et 2011 quatre projets de réseaux sociaux qui ont tous été abandonnés après quelques années. Le plus ambitieux, Google+, a été actif de 2011 à 2019, mais n’a jamais connu la popularité de Facebook : à ses meilleurs moments, il affichait quelques centaines de millions d’usagers inscrits, mais ceux-ci demeuraient très peu actifs sur le site. L’échec d’un géant comme Google rend pessimiste quant aux chances de succès d’éventuels nouveaux projets concurrents.

Les réseaux sociaux alternatifs peuvent tout de même jouer un rôle intéressant pour les organisations militantes. Des problèmes liés aux politiques de Facebook et de Twitter ont mené plusieurs membres de la communauté LBGTQ+ à migrer de Facebook à Ello et de Twitter à Mastodon. Cela leur permettait de se soustraire à des politiques interdisant l’utilisation de pseudonymes ou à des politiques trop tolérantes envers les discours haineux contre les membres de la communauté. La migration visait donc à aller sur une plateforme où on se sentait plus en sécurité.

Paradoxalement, des groupes d’extrême droite ont aussi su utiliser les réseaux sociaux alternatifs à leur avantage : quand ils ont été bannis de Facebook ou Twitter, ils ont migré vers VK (un réseau populaire en Russie, fréquenté par une frange de l’extrême droite exclue de sites comme Facebook ou YouTube) ou ils ont carrément créé de nouveaux sites comme Gab (techniquement dérivé du Mastodon). Si de telles migrations ont malheureusement servi à maintenir la diffusion des idées d’extrême droite, un pareil déplacement pourrait aussi être utile à la gauche. La clé de ces réseaux alternatifs est de ne pas chercher à entrer en compétition avec Facebook, mais à remplir un besoin spécifique pour une communauté. On pourrait donc imaginer la création d’un réseau social pour la gauche locale, permettant aux personnes et aux groupes militants de diffuser de l’information, d’organiser des évènements et d’avoir des échanges actifs hors des contraintes de Facebook.

La création d’outils alternatifs à Facebook, centrés sur les besoins de communautés spécifiques, semble donc une piste plus prometteuse que celle d’un concurrent global. Il existe aussi déjà plusieurs réseaux sociaux commerciaux alternatifs à Facebook permettant de répondre à des besoins spécifiques, comme ResearchGate pour le partage d’articles scientifiques, ou encore LinkedIn pour le réseautage professionnel. Ces sites sont cependant très peu utilisés pour la discussion, et servent plutôt de vitrines où afficher ses réalisations.

Au-delà de la communication

Enfin, une dernière piste pour s’affranchir de Facebook est d’attendre que ce site devienne désuet et soit abandonné massivement par les personnes qui l’utilisent. Cela pourrait se produire si une nouvelle manière d’interagir sur Internet finissait par voir le jour, encore plus facile d’utilisation que les réseaux sociaux actuels. Il faut cependant se méfier : un géant pourrait rapidement être remplacé par un autre.

Quel rôle pourraient alors jouer les mouvements sociaux pour accélérer la déchéance de Facebook et éviter l’arrivée d’une firme tout aussi dominante ? Le défi pour la gauche est de ne plus laisser le développement de nouvelles technologies aux intérêts capitalistes, mais plutôt de réussir à en prendre le contrôle. Il est important, d’abord, d’entreprendre un examen de conscience : pourquoi sommes-nous tombé·e·s avec autant de facilité dans le piège tendu par Facebook ? Puis, il s’agit de passer à l’action et de créer de nouveaux outils informatiques, par le biais de projets collaboratifs ne pouvant pas être contrôlés par des intérêts privés.

Il faut aussi penser les réseaux sociaux en fonction de la tâche des personnes qui les utilisent : à force de les additionner (Facebook + Twitter + Instagram + une nouveauté qui s’imposera) et d’exiger une vitesse de réaction toujours plus grande devant les contenus diffusés, le stress augmente, la capacité de penser diminue, aux dépens de la communication qui devient une fin en soi. Facebook est une machine qui carbure trop efficacement à l’image et la popularité. Maintenir son organisation sur Facebook peut au premier abord simplifier la diffusion de ses messages, mais en en faisant une complice de tous les vices du réseau social dominant. La quête perpétuelle du « clic » est-elle une stratégie de lutte sociale véritablement efficace ? Peut-être que l’énergie militante serait mieux investie dans l’action concrète et la réflexion.

S’affranchir de Facebook devrait nous permettre d’éviter une réelle aliénation. En nous entraînant progressivement à suivre ses règles et son rythme, à adopter son cadre et à la considérer comme un modèle insurpassable, cette compagnie nous a mis dans un état de servitude volontaire dont il ne faudra pas cesser de mesurer les conséquences.

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