La politique du trou noir

Bilan scientifique de Harper

[Article initialement publié dans le no 61 de la revue À bâbord !]

« Pas de science, pas d’expériences, pas de vérité, pas de démocratie. » Ce slogan, clamé par des scientifiques lors d’une mani­festation en 2012, résume bien tout l’effet négatif des différentes politiques mises en place par le gouvernement Harper ces dernières années sur la science publique. Plusieurs autres manifestations ont eu lieu à travers le Canada pour dénoncer les restrictions à la liberté d’expression des chercheurs et chercheuses de l’État et le financement inadéquat de la recherche.

De ce mouvement a émergé une idée centrale : le lien fondamental existant entre la science publique et le processus démocratique. L’association Evidence for democracy, issue du même élan de protestation, s’est donné pour mission la promotion de cette idée. Plusieurs associations de chercheurs·euses et de communicateurs·trices scientifiques dénoncent elles aussi la situation. L’Institut professionnel de la fonction publique du Canada (IPFPC), le syndicat des scientifiques et ingénieurs fédéraux, multiplie études et campagnes et demande une révision des politiques de communication scientifique pour que les chercheuses et chercheurs retrouvent leur liberté de parole.

Bâillonnement de scientifiques

Depuis 2007, le gouvernement Harper a adopté un grand nombre de politiques et de directives visant à empêcher les scientifiques canadiens de discuter avec les médias, même dans le cas de résultats déjà publiés dans des journaux scientifiques. Les chercheurs ont maintenant l’impression de ne pas pouvoir parler librement de leurs résultats, même si ceux-ci présentent un intérêt public important. Le gouvernement ira même jusqu’à imposer le mensonge : en 2011, il a forcé des scientifiques à présenter le fruit de leur recherche à l’aide de phrases préparées par ses communicateurs et contredisant leurs résultats, parce que ceux-ci s’opposaient aux intérêts de l’industrie pétrolière albertaine. La censure ne s’est pas arrêtée là. En 2012, le gouvernement força des scientifiques canadiens participant à un congrès international à être accompagnés de relationnistes publics pour les surveiller et enregistrer leurs interactions avec les médias. Plus récemment, une nouvelle directive chez Pêches et Océans Canada décrète que toute recherche effectuée pour le compte du ministère est confidentielle et qu’elle ne peut être rendue publique ou publiée dans un journal scientifique sans l’autorisation de la haute direction.

L’effet de cette censure est très grand : un document interne d’Environnement Canada révèle une diminution de 80 % des échanges entre le ministère et les médias concernant les changements climatiques. De plus, les différents sondages commandés par l’IPFPC ont confirmé qu’en plus du sentiment de ne plus pouvoir parler librement, les scientifiques ont peur de repré­sailles s’ils osent critiquer une décision gouvernementale concernant la santé, la sécurité ou l’environnent ; ils et elles pensent même que la censure met la sécurité du public en danger.

Décret des priorités de recherche

Modifications aux règles de financement, mises à pied et fermetures de projets ont eu raison de bibliothèques scientifiques importantes et presque de la station scientifique de la Région des lacs expérimentaux, sauvée in extremis par un financement provincial. Le gouvernement a amputé le ministère de l’Environnement de 11 % de sa main-d’œuvre en 2011 et l’abandon en 2010 du formulaire long obligatoire du recensement prive les chercheuses et chercheurs canadiens d’une source d’information fiable et précieuse. Non seulement ces décisions sont prises à l’encontre de l’avis des expert·e·s des domaines concernés, mais elles sont contraires à la volonté de la population canadienne en matière de recherche publique.

La réputation scientifique du Canada est maintenant mise en doute. Par exemple, la revue Nature se déclare troublée par la décision de fermer les lacs expérimentaux. Une lettre d’appui ébauchée par l’organisation américaine Union of Concerned Scientists a été signée par plus de 800 scientifiques de 32 pays. On discute de la situation canadienne lors de grands congrès internationaux.

De nouveaux enjeux

Cette crise scientifique est maintenant un sujet traité dans les éditoriaux de grands quotidiens et analysé dans les journaux de philosophie. Des mesures similaires de censure ont d’ailleurs été mises en place sous Bush aux États-Unis. Il fut possible d’atteindre ce niveau de contrôle parce que, contrairement aux chercheurs universitaires, les chercheurs de l’État n’ont pas la protection de la liberté académique, qui garantit la liberté d’expression et de critique, conditions fonda­mentales permettant le processus scientifique. On retrouve ici un problème important : la contradiction apparente entre la liberté d’expression des employé·e·s du secteur public et le devoir de loyauté prévu au Code du travail. Le cas des scientifiques suggère une solution simple : l’intérêt public est mieux servi en protégeant leur liberté d’expression et en rendant publics les résultats de la recherche… publique.

Les demandes principales de ceux et celles qui se sont portés à la défense des scientifiques sont le retrait des mesures de censure et le retour d’un financement adéquat. On s’étonnera que peu d’entre eux appellent à voter contre Harper ou militent pour l’intégration de garanties con­cernant la liberté d’expression aux contrats des scientifiques ; des garanties qui seraient plus stables à long terme que d’éventuels chan­gements aux politiques de communication.

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